Mesdames et Messieurs,
Monsieur Wolfgang Ischinger a ajouté à l’ordre du jour le thème de "l’effondrement du développement mondial". Difficile, en effet, de ne pas voir que les événements évoluent selon un scénario peu optimiste. Mais il est impossible d’accepter les arguments de certains de nos collègues, selon qui l’ordre mondial existant depuis des décennies s’est soudainement et rapidement effondré.
C’est plutôt l’inverse : les événements qui se sont produits depuis un an ont confirmé la justesse de nos avertissements concernant la présence de problèmes systémiques et profonds dans l’organisation de la sécurité européenne et dans les relations internationales dans l’ensemble. Je voudrais rappeler le discours prononcé par le Président russe Vladimir Poutine depuis cette tribune il y a huit ans.
La structure de stabilité, qui repose sur la Charte de l’Onu et les accords d’Helsinki, a été sapée depuis longtemps par les USA et leurs alliés en Yougoslavie – pays anéanti par les bombardements - en Irak, en Libye, par l’expansion de l’Otan vers l’Est et la création de nouvelles lignes de démarcation. Le projet de construction d’une "maison paneuropéenne" a échoué précisément parce que nos partenaires occidentaux n’étaient pas guidés par la volonté de mettre en place une architecture de sécurité ouverte respectant les intérêts mutuels, mais par des illusions et leur conviction d’être sortis vainqueurs de la Guerre froide. Les engagements pris solennellement dans le cadre de l’OSCE et du Conseil Otan-Russie de ne pas assurer sa propre sécurité grâce à la celle des autres sont restés sur le papier, mais ont été ignorés dans la pratique.
Le problème du bouclier antimissile (ABM) est un parfait exemple de la puissante influence destructrice des démarches unilatérales dans le domaine de la construction militaire à l’encontre des intérêts légitimes d’autres États. Nos propositions de travail conjoint concernant l’ABM ont été rejetées. En échange, il nous a été suggéré d’adhérer à la mise en place d’un bouclier américain global, strictement selon les conditions de Washington qui, comme nous l’avons souligné et argumenté à plusieurs reprises, comporte des risques réels pour les forces nucléaires de dissuasion russes.
Toute action sapant la stabilité stratégique entraîne forcément des mesures de rétorsion et nuit ainsi à long terme au système global d’accords internationaux relatifs au contrôle des armements, dont la survie dépend directement du facteur ABM.
Nous ne comprenons même pas pourquoi les Américains sont obsédés par la mise en place d’un ABM global. Aspirent-ils à une domination militaire incontestable ? Croient-ils en la possibilité de résoudre technologiquement des problèmes politiques ? Quoi qu’il en soit, les menaces balistiques n’ont pas diminué, mais un sérieux facteur irritant est apparu dans l’espace Euro-Atlantique, et on mettra beaucoup de temps pour y remédier. Nous y sommes prêts. Un autre élément déstabilisant a été le refus des UAS et d’autres membres de l’Otan de ratifier l’Accord sur l’adaptation du Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), ce qui a enterré cet accord.
Sachant que dans chaque situation complexe qu’ils ont eux-même provoqué, nos collègues américains ont cherché à faire porter le chapeau à la Russie. Prenons l’exemple de la récente reprise des discussions concernant le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). Les spécialistes sont bien au courant des actions des USA allant à l’encontre de l’esprit et de la lettre de ce document. Par exemple, dans le cadre de la création d’un ABM global, Washington a déployé un programme à grande échelle de création de missiles cibles affichant des caractéristiques identiques ou similaires aux missiles terrestres interdits par le Traité FNI. Les drones d’attaque largement utilisés par les USA tombent sous la définition des missiles de croisière de moyenne portée de ce traité. Ce dernier interdit les vecteurs d’antimissiles, qui seront prochainement déployés en Roumanie et en Pologne, parce qu’ils peuvent également servir à lancer des missiles de croisière de moyenne portée.
En refusant de reconnaître ces faits, nos collègues américains affirment la présence de réclamations "justifiées" envers la Russie concernant le traité FNI, mais sans donner d’arguments concrets.
Compte tenu de ces faits et de bien d’autres facteurs, essayer de réduire la crise actuelle aux événements de l’année écoulée signifierait, selon nous, croire à une dangereuse illusion.
Elle est, au contraire, le point culminant de la politique menée depuis un quart de siècle par nos collègues occidentaux visant à conserver par tous les moyens leur domination dans les affaires mondiales et à s’emparer de l’espace géopolitique en Europe. Il a été exigé des pays de la CEI, nos voisins proches qui ont des liens économiques, humanitaires, historiques, culturels et familiaux séculaire, de faire un choix – "avec l’Occident ou contre l’Occident". C’est la logique des jeux à somme nulle que tout le monde semblait vouloir laisser au passé.
Le partenariat stratégique UE-Russie n’a pas passé le test de résistance et a préféré un scénario de confrontation au développement des mécanismes pour une coopération mutuellement bénéfique. On se souvient de l’opportunité manquée de réaliser l’initiative avancée par la Chancelière Angela Merkel, en juin 2010 à Meseberg, pour la création d’un comité UE-Russie pour la politique étrangère et la sécurité au niveau des Ministres des Affaires étrangères. La Russie avait soutenu cette idée mais l’UE l’avait rejetée. Or un tel mécanisme de dialogue permanent, s’il avait été créé, aurait permis de régler de manière plus opérationnelle et plus efficacement les problèmes et remédier par anticipation aux préoccupations mutuelles.
Quant à l’Ukraine, malheureusement, à chaque étape d’évolution de la crise nos collègues américains, et sous leur influence l’UE, ont entrepris des actions menant à l’escalade. Ce fut le cas quand l’UE a refusé d’évoquer avec la participation de la Russie les conséquences de l’adoption de la partie économique de l’accord d’association avec l’Ukraine, puis le coup d’État qui a été directement soutenu, et les émeutes antigouvernementales avant cela. Ce fut également le cas quand les partenaires occidentaux distribuaient coup sur coup des indulgences aux autorités de Kiev, qui au lieu de tenir leur promesse d’initier un dialogue national ont lancé une vaste opération militaire, qualifiant de "terroristes" les citoyens opposés au changement de gouvernement anticonstitutionnel et la débauche des ultranationalistes.
Il nous est très difficile d’expliquer pourquoi de nombreux collègues ukrainiens ne prennent pas conscience des principes universels de règlement de conflits intérieurs, impliquant avant tout un dialogue politique inclusif entre les protagonistes. Pourquoi dans les cas, par exemple, de l’Afghanistan, de la Libye, de l’Irak, du Yémen, du Mali et du Soudan du Sud nos partenaires appellent instamment les gouvernements à trouver un terrain d’entente avec l’opposition, les rebelles, et dans certains cas même avec les extrémistes, mais font l’inverse en ce qui concerne la crise ukrainienne, encourageant de facto l’opération militaire de Kiev, allant jusqu’à justifier ou tenter de justifier l’usage de bombes à sous-munitions.
Malheureusement, nos collègues occidentaux sont enclins à fermer les yeux sur tout ce qui est dit et fait par les autorités de Kiev, y compris les incitations à la xénophobie. Je me permettrai une citation : "Le social-nationalisme ukrainien considère que la nation ukrainienne est une communauté de race et de sang". En encore : "La question de l’ukrainisation totale du futur État social-nationaliste sera réglée en trois à six mois grâce à une politique nationale ferme et pesée". L’auteur de ce texte est le député ukrainien Andreï Biletski – chef du régiment "Azov", qui participe activement aux opérations dans le Donbass. D’autres personnalités ukrainiennes arrivées en politique ont également prôné à plusieurs reprises le nettoyage ethnique de l’Ukraine, l’extermination des Russes et des Juifs, dont Dmitri Iaroch, Oleg Tiagnibok et le chef du Parti radical représenté au parlement ukrainien Oleg Liachko. Ces propos n’ont suscité aucune réaction de la part des capitales occidentales. Je ne pense pas que l’Europe d’aujourd’hui puisse se permettre d’ignorer le danger d’une expansion du virus néonazi.
La crise ukrainienne ne peut pas être réglée par la force militaire. Cela s’est confirmé l’été dernier, quand la situation sur le champ de bataille avait contraint les acteurs à signer les accords de Minsk. Et cela se confirme de nouveau aujourd’hui, quand s’enraye la nouvelle tentative de remporter une victoire militaire. Mais malgré cela, certains pays occidentaux appellent de plus en plus à renforcer le soutien de la ligne des autorités de Kiev visant à militariser la société et l’État, à "gonfler" l’Ukraine avec des armes meurtrières et à l’intégrer dans l’Otan. Un espoir demeure tout de même grâce à l’opposition grandissante à ces projets en Europe, qui ne peuvent qu’aggraver la tragédie subie par le peuple ukrainien.
La Russie continuera de chercher à instaurer la paix. Nous prônons, depuis le début du conflit, la cessation des opérations, le retrait des armements lourds, le début de négociations directes entre Kiev, Donetsk et Lougansk sur des solutions concrètes pour recouvrer l’espace économique, social et politique commun dans le cadre de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. C’est précisément ce à quoi étaient consacrées les nombreuses initiatives de Vladimir Poutine dans le cadre du "format Normandie", qui ont permis d’initier le processus de Minsk. Nos efforts ont contribué à son développement, y compris les négociations d’hier au Kremlin entre les dirigeants de la Russie, de l’Allemagne et de la France. Comme vous le savez, ces négociations se poursuivent. Nous estimons qu’il est parfaitement possible de parvenir à un résultat et de convenir des recommandations qui permettront aux parties de dénouer réellement ce nœud conflictuel.
Il est important que tout le monde prenne conscience de la véritable ampleur des risques. Il est temps d’abandonner l’habitude de voir chaque problème séparément, sans essayer d’apercevoir "la forêt cachée derrière l’arbre". Il est temps d’apprécier la situation de manière générale. Le monde connaît aujourd’hui un grand tournant relatif au changement d’époques historiques. Les "douleurs de l’enfantement" d’un nouvel ordre mondial se manifestent à travers la hausse des tensions dans les relations internationales. Si au lieu d’une vision stratégique globale les décisions conjoncturelles des politiciens prenaient le dessus, en se retournant sur les récentes élections chez eux, cela engendrerait le risque d’une perte de contrôle des leviers de gestion globale.
Je rappelle qu’à l’étape initiale du conflit syrien, certains Occidentaux appelaient à ne pas exagérer la menace de l’extrémisme et du terrorisme, affirmant qu’elle se solderait d’elle-même, que le plus important était de faire changer de gouvernement à Damas. Nous voyons le résultat. De vastes territoires au Moyen-Orient, en Afrique et dans la zone afghano-pakistanaise ne sont plus contrôlés par les autorités légitimes. L’extrémisme se déverse sur d’autres régions, dont l’Europe. Les risques de prolifération des armes de destruction massive s’accroissent. La situation dans le conflit israélo-arabe et d’autres zones de conflits régionaux devient explosive. Aucune stratégie adéquate pour parer ces défis n’a toujours été élaborée.
On voudrait espérer que les pourparlers d’aujourd’hui et de demain à Munich nous rapprocheront de la compréhension du niveau auquel se trouvent les efforts pour la recherche de réponses collectives aux menaces générales pour tous. Le dialogue, si l’on compte sur un résultat sérieux, ne peut être qu’équitable, sans ultimatums ni menaces.
Nous restons persuadés que l’ensemble de ces problèmes serait bien plus facile à régler si les plus grands acteurs convenaient des repères stratégiques de leurs relations. Récemment, la secrétaire perpétuelle de l’Académie française Hélène Carrère-d’Encausse a déclaré qu’il ne pouvait y avoir "de véritable Europe sans la Russie". Nous voudrions savoir si nos partenaires partagent ce point de vue ou s’ils sont enclins à poursuivre la ligne visant à approfondir la division de l’espace paneuropéen et à confronter ses fragments. Veulent-ils créer une architecture de sécurité avec la Russie, sans la Russie ou contre la Russie ? Bien évidemment, nos partenaires américains doivent également répondre à cette question.
Nous préconisons depuis longtemps la construction d’un espace économique et humanitaire commun de Lisbonne à Vladivostok, s’appuyant sur les principes d’une sécurité équitable et indivisible, qui engloberait aussi bien les les membres des unions d’intégration que les pays se trouvant en dehors. Il est à noter la pertinence de la création de mécanismes fiables d’interaction entre l’UEE et l’UE. Nous saluons le soutien de cette idée auprès des dirigeants européens responsables.
En cette année du 40e anniversaire de l’Acte final d’Helsinki et du 25e anniversaire de la Charte de Paris, la Russie appelle à mettre en œuvre ces textes, à empêcher la substitution des principes qui y sont fixés, à assurer la stabilité et la prospérité dans tout l’espace euro-atlantique sur la base d’une véritable équité, du respect mutuel et de la prise en compte des intérêts réciproques. Nous souhaitons bonne chance au "groupe de sages" constitué dans le cadre de l’OSCE, appelé à trouver un consensus sous forme de recommandations.
En célébrant le 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il convient de se souvenir de la responsabilité pesant sur chacun de nous.
Merci de votre attention.
Question : Je comprends tous les problèmes que vous avez mentionnés dans les relations avec les USA – le Traité FCE et l’ABM. Hormis le fait que dans le cadre du Traité de réduction des armes stratégiques (START) la Russie assimile les drones aux missiles de croisière, je voudrais noter que le Président américain Barack Obama a considérablement réduit l’ABM européen. Si la Russie a des problèmes dans les relations avec les USA, pourquoi serait-ce à l’Ukraine d’en faire les frais ? Je veux parler de la prise de la Crimée et des tentatives de diviser l’Ukraine. Qu’ont fait ces pauvres Ukrainiens, pourquoi les punissez-vous pour les péchés des Américains ?
Sergueï Lavrov : J’ai déjà compris que vous aviez, bien sûr, une conscience pervertie. Il ne faut pas mélanger les pommes et les oranges. On dit aujourd’hui – "on réglera la crise ukrainienne et tout le système de sécurité et de stabilité commencera à fonctionner de lui-même". Au contraire. Il faut régler la crise, c’est la priorité absolue, mais nous ne pouvons pas fermer les yeux sur le fait que tous les accords conclus après la Guerre froide ne sont pas respectés. Nous n’avons aucune envie de nous venger de qui que ce soit, qui plus est au détriment des autres. Nous voulons avoir des relations normales avec les USA. Nous n’avons pas détruit les mécanismes créés ces dernières années, qui assuraient un contact quotidien et remédiaient aux préoccupations mutuelles. Nous ne sommes pas sortis du Traité ABM. Nous n’avons pas refusé de ratifier le Traité FCE adapté. Maintenant il faut ramasser les miettes de ce qui nous reste et s’entendre en reconfirmant les principes d’Helsinki sur un nouveau système de sécurité, dans lequel tout le monde vivrait confortablement, y compris l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie – tout ceux à qui nos collègues américains imposent de choisir d’aller vers l’Occident et de moins coopérer avec la Russie. C’est un fait.
Je sais que des ambassadeurs américains à travers le monde reçoivent de telles directives. Je vois dans la salle Alexander Vershbow, qui a récemment qualifié l’Otan d’alliance "la plus pacifique du monde" et d’"espoir de sécurité et de stabilité européenne". Mais qui a bombardé la Yougoslavie et la Libye en violant les résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu ? Nous constatons aujourd’hui les fruits des actions unilatérales au Moyen-Orient. Nous souhaitons que l’Otan ne soit pas l’organisation modèle pour laquelle on voudrait la faire passer, mais un participant au dialogue équitable pour assurer la stabilité. Qu’y a-t-il de mal à cela ? Tout le monde voudrait que nous reconnaissions la soumission de tous les autres par rapport aux USA et à l’Otan. Je ne pense pas que cela soit dans l’intérêt de la stabilité et de l’ordre mondiaux.
Quant au début des événements en Ukraine, le Président américain Barack Obama a déclaré ouvertement que les USA avaient aidé le processus de transition du pouvoir en Ukraine. C’est une formulation modeste, mais nous savons parfaitement comment cela s’est passé, qui et comment a ouvertement évoqué au téléphone la liste des personnalités qui devaient être représentées au nouveau parlement ukrainien, et bien d’autres. Nous savons ce qui se passe aujourd’hui, qui a suivi tous les jours la situation sur le Maïdan. Nos experts et spécialistes militaires n’y étaient pas.
Nous voulons vraiment que le peuple ukrainien retrouve son unité, mais cela doit être fait sur la base d’un véritable dialogue national. Quand les autorités centrales prennent la décision de célébrer des fêtes nationales comme l’anniversaire de Stepan Bandera et Roman Choukhevitch, la date de formation de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, on se demande alors comment ces "fêtes" peuvent être célébrées dans l’est de l’Ukraine. C’est impossible. Alors que dans l’ouest on ne veut plus célébrer le 9 mai. Sans parler d’autres particularités spécifiques de la société ukrainienne. Ces thèmes demandent déjà une entente politique.
Cela gêne certains ici d’en parler, mais l’Ukraine procède actuellement à une mobilisation qui rencontre d’importantes difficultés. Les représentants des minorités hongroise et roumaine ressentent une discrimination "positive", parce qu’ils sont recrutés en proportions bien plus élevée que les Ukrainiens de souche. Pourquoi ne pas en parler ? Ou du fait qu’en Ukraine vivent des Ukrainiens et des Russes, mais aussi d’autres nationalités qui se sont retrouvées dans ce pays et veulent y vivre. Pourquoi ne pas leur assurer des droits équitables et ne pas tenir compte de leurs intérêts ? Pendant les législatives ukrainiennes, la minorité hongroise a demandé de répartir les circonscriptions électorales de manière à ce qu’au moins un Hongrois de souche entre au parlement. Les circonscriptions ont finalement été réparties de telle manière qu’aucun Hongrois n’a pu y entrer. Tout cela indique que les sujets de discussion sont nombreux. Il existe de véritables problèmes qui empêchent l’État ukrainien de sortir de cette crise gravissime, mais on les tait en Occident. J’ai parlé avec beaucoup de personnes, dont certaines sont présentes dans cette salle, quand la loi sur la lustration a été adoptée. En tête-à-tête on me disait qu’il s’agissait d’une horrible loi, qu’il fallait annuler de toute urgence. J’ai demandé à mes interlocuteurs pourquoi ils n’en parlaient pas publiquement et la réponse était qu’il existait aujourd’hui une entente générale selon laquelle il fallait soutenir le gouvernement ukrainien et ne pas le critiquer. Que peut-on dire de plus.
J’espère sincèrement que les efforts d’hier entrepris par les présidents de la France, de la Russie et la Chancelière allemande apporteront un résultat, qui sera soutenu par les parties en conflit et permettra vraiment d’apaiser la situation, en commençant le dialogue national si nécessaire sur les solutions à tous les problèmes – sociaux, économiques et politiques.
Question : Pour revenir aux résultats des entretiens d’hier à Moscou et d’avant-hier à Kiev, la bonne nouvelle est que les accords de Minsk restent à l’ordre du jour. La mauvaise est que tous les signataires de ces accords n’acceptent pas de les remplir. Je veux parler des représentants des DNR et LNR, qui mènent des offensives, utilisent l’artillerie, etc. La Fédération de Russie a également signé les accords de Minsk. On assiste aujourd’hui à des tentatives de revoir la ligne de contact. La pression sur les séparatistes n’est pas exercée, bien que la Russie ait reconnu pouvoir le faire. Avez-vous réellement l’intention de mettre en œuvre les accords de Minsk ? Quelles garanties de réalisation des douze points des accords de Minsk et de pression sur les DNR et LNR pouvez-vous donner en tant que Ministre russe des Affaires étrangères ?
Sergueï Lavrov : Dès que les principaux acteurs du processus de Minsk – les autorités ukrainiennes et les représentants des républiques autoproclamées DNR et LNR – parviendront à une entente sur tous les aspects pratiques de mise en œuvre de chaque point des accords de Minsk, je suis persuadé que la Russie fera partie de ceux qui assureront de telles garanties – que ce soit à l’OSCE ou au Conseil de sécurité. Je suis convaincu que l’Allemagne, la France et d’autres pays seront également prêt à fournir de telles garanties. Mais on ne peut assurer que ce qui a déjà été fait. Il faut s’entendre directement. Il ne faut pas faire semblant que ces gens se résigneront. Ils vivent sur leur terre et se battent pour elle. Quand on dit qu’ils n’auraient pas réussi eux-mêmes à assurer la domination sur le champ de bataille, je répondrais que leur cause est juste. Et les soldats ukrainiens ne comprennent pas pourquoi on les envoie se battre. Je le répète, il faut qu’ils s’entendent directement.
Autrefois, l’Administration américaine avait été critiquée pour avoir entretenu des contacts actifs avec les talibans via Doha (Qatar). L’Administration a répondu : "Certes, ce sont des ennemis, mais on ne négocie pas avec des amis. On mène des négociations avec ses ennemis". Si les autorités ukrainiennes considèrent leurs citoyens comme des ennemis, il faudra quand même s’entendre avec eux. Nos collègues ukrainiens ne doivent espérer que le soutien aveugle dont ils bénéficient de l’étranger réglera tous les problèmes. Un tel soutien est privé de toute analyse critique des événements et fait tourner la tête à certains. De la même manière qu’il avait fait tourner la tête de Mikhaïl Saakachvili en 2008. Tout le monde se souvient du résultat.
Question : Je suis membre de l’organisation Réseau européen de leaders. Elle comprend des représentants de Russie, des USA et des pays européens. Nous avons récemment mené une étude sur les violations de l’espace aérien. Si notre première priorité est d’apaiser la situation dans l’est de l’Ukraine et parvenir à un accord de cessez-le-feu, ne pensez-vous pas que la suivante doit être la tentative de s’entendre ou au moins d’éviter la disparition totale de la confiance, d’élaborer un mécanisme qui permettrait à la Russie, à l’Otan, à l’Europe et aux USA d’éviter des contacts militaires potentiellement dangereux et inutiles ? Dans la situation actuelle nous n’en avons pas besoin. Pourquoi ne pas s’occuper sérieusement de la création d’un tel mécanisme qui nous apporterait la conviction que nos avions, navires de guerre et sites militaires ne se trouvent pas aussi prêts les uns des autres que ces deux dernières semaines ?
Il y a quelques semaines, un avion a décollé de Copenhague à destination de Varsovie et a failli percuter un appareil militaire russe se trouvant dans l’espace aérien international avec des transpondeurs débranchés. Aucun pays européen de l’Otan ne l’aurait fait vis-à-vis de la Russie. Pourquoi des avions militaires russes volent-ils dans l’espace international avec des transpondeurs débranchés, ce qui les rend pratiquement invisibles ? C’est comme un grand camion noir la nuit sans phares. Pourquoi cela se produit-il ? Quand de telles actions cesseront-elles ?
Sergueï Lavrov : Nous avions un réseau ramifié de mécanismes bilatéraux entre la Russie et l’Otan au Conseil Otan-Russie, où les militaires communiquaient entre eux tous les jours, il y avait des réunions spéciales entre les experts des capitales, il y avait de nombreux projets conjoints : pour la lutte contre le terrorisme, un projet collectif pour élaborer le détecteur d’explosifs Standex...
Entre autres, il y avait un projet pour former des cadres pour le service de sécurité d’Afghanistan et la dotation de ce service en hélicoptères. Ainsi que le projet Common airspace initiative (Initiative commune pour la sécurité de l’espace aérien). Tout cela est gelé aujourd’hui, bien que dans le cadre de ces mécanismes il aurait été parfaitement possible de s’entendre pour éviter des activités militaires dangereuses.
Quant à l’activité des forces aériennes, nous disposons de statistiques à ce sujet qui indiquent que l’activité de l’Otan a augmenté de manière incommensurable par rapport à la Russie. Je crois que fin janvier 2015, notre Ambassadeur auprès de l’Otan Alexandre Grouchko a rencontré le secrétaire général Jens Stoltenberg à ce sujet et lui a remis une note exposant les statistiques à notre disposition. Nous sommes ouverts au recouvrement des mécanismes d’interaction, mais ils sont tous gelés pour l’instant. Il ne reste que le Conseil des Ambassadeurs, dont les entretiens se tiennent rarement. Tout le reste est fermé.
D’autres problèmes surviennent aujourd’hui. Manifestement, nos collègues otaniens veulent réduire la présence physique des diplomates russes au sein de la représentation permanente russe auprès de l’Otan. On nous restreint l’accès au siège, où se trouve notre bureau. Cela contribuera probablement à l’apparition de nouvelles "zones d’ombre" dans nos relations et n’aidera pas à tirer au clair nos intentions mutuelles.
Question : Vous avez dit vouloir définir les principes généraux de la sécurité européenne. Je crains que les principes de l’UE s’appuient sur l’autodétermination et ne correspondent pas aux principes russes. Vous croyez aux sphères d’influence, comme l’a dit George Kennan il y a 60 ans, et certains voisins russes doivent choisir d’entre être les ennemis ou les satellites. Vu cette incompatibilité de valeurs, quelles règles communes sont possibles ? Il y a cinq ans, Dmitri Medvedev avait avancé le concept d’une nouvelle architecture de sécurité européenne. Cela n’a pas fonctionné parce que la Russie a une forte influence sur ses voisins. Voyez-vous une issue à cette situation ? Un compromis est-il possible entre les approches russes et européennes de la construction de la sécurité en Europe ?
Sergueï Lavrov : Vous n’avez probablement pas attentivement écouté. Il n’était pas question de la nécessité d’élaborer de nouveaux principes. Je disais qu’il était nécessaire de réaffirmer les principes contenus dans l’Acte final d’Helsinki, la Charte de Paris, dans les documents du Conseil Otan-Russie, mais cette fois honnêtement. Et surtout – leur donner une forme contraignante.
Le Traité de sécurité européenne que vous avez mentionné n’avançait non plus rien de nouveau. Il proposait uniquement de fixer dans une forme juridiquement contraignante le principe d’indivisibilité de la sécurité proclamé dans le cadre de l’OSCE et du Conseil Otan-Russie. Nos collègues de l’Otan ont dit que des garanties juridiques de sécurité devaient rester la prérogative de l’Otan, pour que tout le monde y aspire, pour que cette ligne de visée grandisse et s’approfondisse. Pourquoi refuser que la sécurité soit équitable ? Cela a été proclamé, et c’est un engagement pris par les présidents et les premiers ministres des pays de l’espace Euro-Atlantique, de l’OSCE. Il s’avère que l’Otan veut rendre la sécurité inéquitable. Comme écrivait George Orwell, pour que quelqu’un soit plus égal que d’autres.
Vous avez cité George Kennan. Je peux citer une autre de ses expressions disant que la Guerre froide était une immense erreur de l’Occident.
Il ne faut pas inventer quelque chose de nouveau. Il faut simplement s’asseoir et réaffirmer, puis remplir honnêtement les conditions convenues il y a une vingtaine d’années.
Question : Je suis d’accord avec vous : tout n’a pas été fait depuis vingt-cinq ans. Nous avions de nombreux différends avec la Russie. Nous avons pratiquement signé un accord de partenariat destiné à moderniser l’économie russe, et ce n’est qu’un exemple. Je pense que le système que nous avons créé en Europe garantit l’intégrité territoriale et la souveraineté des États. Ces deux principes ont été enfreints, et force est de reconnaître que la Russie est aujourd’hui une partie du conflit en Ukraine. Nous ne pourrons surmonter cette crise qu’en analysant correctement la situation politique intérieure dans ce pays. Votre description de la situation en Ukraine est inadmissible.
Il existait un accord avec Viktor Ianoukovitch, approuvé par la majorité parlementaire. Des élections se sont tenues, où 80% ont voté pour la ligne européenne. Les nationalistes, les communistes et les fascistes ont obtenu 2 à 3% des voix. Telle était la situation initiale. Au XXIe siècle, il ne doit pas y avoir de raisons d’enfreindre les principes de souveraineté et d’intégrité territoriale fixés à Helsinki. Le principe de souveraineté implique le fait que chaque nation, dont l’Ukraine, a le droit de déterminer elle-même avec quel pays elle souhaite signer des accords commerciaux. Si un État voisin cherche à contrôler ce choix, c’est le retour à l’ancienne politique et à la violation du principe de souveraineté, ce qui a actuellement lieu en Ukraine.
Sergueï Lavrov : Je suis persuadé que votre intervention fera un bon sujet à la télévision.
Il existe des droits internationaux qui, effectivement, sont parfois interprétés différemment, et diverses actions peuvent se voir attribuer une interprétation diamétralement opposée. Ce qui s’est produit en Crimée est prévu par la Charte de l’Onu – l’autodétermination. Ce document comprend plusieurs principes, et le droit des nations à l’autodétermination y occupe une place clé. Lisez la Charte ! L’intégrité territoriale et la souveraineté doivent être respectées. L’Assemblée générale de l’Onu a adopté une déclaration expliquant la relation entre les principes fondamentaux du droit international. Il y a été confirmé que la souveraineté et l’intégrité territoriales étaient immuables, et que les pays qui prétendaient à ce que leur souveraineté soit respectée devaient respecter le droit des nations résidant dans ces pays et empêcher la violation du droit à l’autodétermination par la force.
D’après vous, ce qui s’est passé à Kiev est simplement l’accomplissement d’un accord signé par Viktor Ianoukovitch, parce que des élections s’y sont tenues. Premièrement, le lendemain de la signature de cet accord, indépendamment du lieu où se trouvait Viktor Ianoukovitch (en Ukraine), sa résidence, le bâtiment de l’administration présidentielle, le bâtiment du parlement ont été attaqués. Ajoutez à cela les bâtiments et personnes brûlés sur le Maïdan depuis. Mais l’accord piétiné ainsi, après avoir été signé par les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de la France et de la Pologne (d’ailleurs, monsieur Sikorski est présent dans la salle et peut probablement raconter son histoire), dont le premier point impliquait la création d’un gouvernement d’unité nationale. Ce sont des mots clés. L’objectif de l’unité nationale ne peut pas dépendre du sort du seul Viktor Ianoukovitch. S’il a disparu, cela signifie-t-il qu’on peut prendre le pouvoir par la force et cracher sur l’unité nationale ? Mais vous ne l’accepterez pas, et vous aurez raison, parce que c’est inacceptable. Et donc, tout cela s’est produit au lieu de la mise en place d’un gouvernement d’unité nationale, qui d’ici septembre devait préparer la nouvelle Constitution censée devenir la base des élections nationales. Telle est la succession des événements. Mais le point de départ est l’unité nationale. C’est de là qu’il faut construire la Constitution compte tenu des opinions de l’ensemble du pays.
Au lieu de cela, alors que l’accord mentionné était déjà tombé dans l’oubli, Arseni Iatseniouk s’est rendu sur le Maïdan et a annoncé la formation d’un "gouvernement de vainqueurs". Puis les régions de l’Ukraine qui se sont révoltées et ont commencé à manifester pour dire qu’elles n’accepteraient pas les résultats du coup d’État ont été réprimées. D’abord on a commencé à arrêter des dirigeants qui se prononçaient contre le coup d’État, puis à utiliser la force. Qui a attaqué l’autre ? Est-ce Lougansk et Donetsk qui ont lancé un assaut contre Kiev ? Pas du tout. Des unités ont été envoyées dans le Sud-Est, qui ont essayé d’établir le pouvoir par la force.
La Crimée a vu ce qui se passait alors en Ukraine. A l’étape initiale de la crise, le Pravy Sektor (Secteur droit) avait tenté de pénétrer dans les bâtiments administratifs et d’en prendre le contrôle. Dieu merci, les milices les ont bloqués. La Crimée a organisé un référendum sur l’indépendance, puis sur son rattachement à la Russie. Il n’y avait eu aucun référendum au Kosovo mais pourtant, le Président américain Barack Obama a récemment déclaré que c’était un cas exemplaire, parce que les gens y avaient voté par référendum. Il n’y a pas eu de référendum, comme dans bien d’autres cas. La réunification de l’Allemagne a eu lieu sans aucun référendum, et nous en étions des partisans actifs.
Quand la Seconde Guerre mondiale s’est terminée, si vous vous souvenez, l’URSS s’était opposée à la division de l’Allemagne. En parlant des méthodes utilisées au lieu d’un dialogue direct, le problème est que le Président ukrainien actuel a perdu le monopole de l’usage de la force. Des bataillons privés, mieux payés que l’armée régulière, ont été créés en Ukraine. Des militaires de cette dernière rejoignent ces bataillons portant divers noms (dont "Azov", que j’ai mentionné).
Parmi ceux qui les dirigent figurent de véritables ultranationalistes. Vous et moi, monsieur Elmar Brok, nous communiquons depuis longtemps. Vous étiez même venu à Moscou. Pour cette raison, ma réponse est très simple. Si vous voulez prononcer des discours d’indignation, qui renforceront vos positions en politique, au Parlement européen, c’est une chose, mais si vous voulez parler, alors asseyons-nous et reconfirmons les principes d’Helsinki, regardons pourquoi dans certains cas vous pensez qu’ils n’ont pas été enfreints, mais l’ont été dans d’autres.
D’ailleurs, l’agence de notation ukrainienne GFK Ukraine, qui siège depuis récemment à Nuremberg, a organisé un sondage en Crimée. D’après ce dernier, plus de 90% ont déclaré soutenir la réunification de la Crimée avec la Russie, 2% étaient contre, et encore 3% ont déclaré qu’ils ne comprenaient pas encore ce qui se passait. Ce sont des statistiques, ce sont des gens. Un collègue vient de dire que le respect de l’autodétermination était un principe fondamental en Europe. Sauf que vous parliez des pays, or dans le cas présent il s’agit de l’autodétermination d’un peuple, qui s’appuie sur une histoire séculaire. Nous pouvons évoquer tout ceci si vous voulez réellement comprendre notre position et ce qui nous a guidé. Le Président russe Vladimir Poutine en a parlé à maintes reprises. On peut, bien sûr, en rire. Dans ce cas quelqu’un aurait simplement une satisfaction de cela. Comme on dit, le rire aussi prolonge la vie !
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