Au bout de longues années de débat sur la mise en cause des sanctions unilatérales, signalées comme des atteintes au droit international, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies vient de nommer un rapporteur spécial qui devrait enquêter sur les violations des droits humains lors de l’application de mesures coercitives unilatérales. Le professeur Alfred de Zayas explique dans l’hebdomadaire Horizons et débats dans quelle mesure les sanctions unilatérales violent le Droit international.
Horizons et débats : Dans votre rapport adressé au Conseil des droits de l’homme que vous avez déposé personnellement le 10 septembre 2014, vous mentionnez les mesures coercitives unilatérales, comme par exemple les sanctions économiques, comme étant non-pacifiques et pas en accord avec les objectifs et les principes des Nations Unies. Que vouliez-vous dire par là ?
Alfred de Zayas : Non seulement les mesures coercitives unilatérales, mais souvent aussi les mesures multilatérales, violent autant la lettre que l’esprit de la Charte des Nations Unies, notamment le Préambule et les Articles 1 et 2.
L’organisation des Nations Unies repose sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres. Les sanctions unilatérales et les embargos violent de nombreux accords internationaux et « les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » [Statuts de la Cour internationale de Justice, Article 38].
Horizons et débats : De quels principes de droit s’agit-il là ?
Alfred de Zayas : Ce sont notamment le principe de la souveraineté étatique, le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’autres Etats, la liberté de commerce internationale et, entre autres, la liberté de navigation.
En outre, elles violent des principes de Droit international, pacta sunt servanda, car les sanctions et les embargos empêchent l’exécution de traités du Droit international en vigueur. L’application extraterritoriale de lois nationales représente une nouvelle forme de colonialisme qui revient à l’usurpation de compétences, presque une sorte d’annexion d’autres juridictions par le biais de moyens d’extension de la juridiction nationale.
Horizons et débats : Y a-t-il aussi des résolutions de l’ONU violées par les mesures coercitives unilatérales ?
Alfred de Zayas : Plusieurs résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU sont violées, entre autres la Résolution 2625 (du 24 octobre 1970) concernant les relations amicales et la coopération entre les Etats, dont le Préambule stipule que les Etats ont l’obligation « de s’abstenir d’intervenir dans les affaires de tout autre Etat ». C’est
« une condition essentielle à remplir pour que les nations vivent en paix les unes avec les autres ».
En outre, tous les Etats ont le devoir
« de s’abstenir, dans leurs relations internationales, d’user de contraintes d’ordre militaire, politique, économique ou autre, dirigée contre l’indépendance politique ou l’intégrité territoriale de tout Etat. »
Et l’Assemblée générale de préciser :
« Aucun Etat ni groupe d’Etats n’a le droit d’intervenir, directement ou indirectement, pour quelque raison que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre Etat.
En conséquence, non seulement l’intervention armée, mais aussi toute autre forme d’ingérence ou toute menace, dirigées contre la personnalité d’un Etat ou contre ses éléments politiques, économiques et culturels, sont contraires au Droit international.
Aucun Etat ne peut appliquer ni encourager l’usage de mesures économiques, politiques ou de toute autre nature pour contraindre un autre Etat à subordonner l’exercice de ses droits souverains et pour obtenir de lui des avantages de quelque ordre que ce soit. »
Horizons et débats : Que faut-il entendre par mesures de toute autre nature ?
Alfred de Zayas : Par exemple un « blocus des ports ou des côtes d’un Etat par les forces armées d’un autre Etat » représente une agression contre le Droit international [Assemblée générale, Résolution 3314, Article 3 c.].
Horizons et débats : Y a-t-il des prises de position de la communauté internationale à ce sujet ?
Alfred de Zayas : Les mesures coercitives unilatérales sont régulièrement désignées par la plupart des Etats comme étant contraires au Droit international, comme par exemple dans les 23 résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU concernant l’embargo contre Cuba [cf. résolution 69/5 du 28 octobre 2014]. A l’occasion de l’adoption de cette résolution – 188 Etats étaient en faveur, 2 se sont opposés (les Etats-Unis et Israël) et 3 se sont abstenus – plusieurs Etats ont désigné l’embargo explicitement d’« illégal » [1].
Horizons et débats : C’est une majorité écrasante…
Alfred de Zayas : Lors des débats devant l’Assemblée générale, les représentants du continent sud-américain ont tous soutenu Cuba. Au nom de la Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes (CELAC), qui comprend les 33 pays des deux Amériques sauf les Etats-Unis et le Canada, l’ambassadeur du Costa Rica auprès de l’ONU, Juan Carlos Mendoza, a dénoncé l’effet extraterritorial des lois de blocus américaines dont sont concernés également des Etats tiers. Il a signalé que :
« Les mesures unilatérales prises dans le contexte du blocus portent atteinte à de nombreuses entreprises qui, en accord avec le Droit international, y compris les règles établies par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ont des relations commerciales avec Cuba. »
Les représentants du Mouvement des Etats non-alignés ont également précisé que les sanctions contre Cuba étaient « illégales ».
Horizons et débats : Les Etats-Unis sont-ils l’acteur principal en matière de sanctions ?
Alfred de Zayas : Selon les informations du Trésor américain, les Etats-Unis entretiennent actuellement 26 « Sanctions Programs » [2]. L’application extraterritoriale de lois nationales, tel par exemple le Helms-Burton Act du 12 mars 1996, viole également les droits de nombreux d’Etats tiers et a souvent été condamnée par la communauté des Etats comme violant le Droit international.
Horizons et débats : Selon vos explications, il est évident que les sanctions unilatérales portent massivement atteinte au Droit international.
Alfred de Zayas : Oui, la question de leur illégalité est claire.
Le problème reste de savoir comment le Droit international peut être appliqué de façon effective. Jusqu’à présent, il n’y a pas de possibilité pour l’ONU de forcer l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité à se comporter en conformité avec le Droit international. Ils ont une impunité de fait.
On pourrait toutefois lancer une procédure de réclamation d’un Etat auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU, selon l’Article 41 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ce qui forcerait l’ONU à prendre la chose en main, au moins pour discuter la situation et trancher, même si rien ne change. Une condamnation a quand même une certaine valeur morale.
Horizons et débats : Quelles normes relatives aux droits de l’homme peuvent être violées par des sanctions ?
Alfred de Zayas : Le droit à la vie [Article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques]. Les sanctions contre l’Irak, l’Iran, Cuba, le Soudan, le Venezuela, le Zimbabwe, etc. ont aggravé la situation de l’approvisionnement dans ces pays. Des gens sont morts par manque de nourriture, d’eau potable, de soins médicaux et de médicaments.
Par ailleurs, l’exercice des droits économiques et sociaux, protégé par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, se voit ainsi bafoué. Les sanctions peuvent également être en violation des Conventions de Genève et d’autres traités du Droit international
humanitaire.
Horizons et débats : Dans ce cas, les nouvelles sanctions contre la Russie sont également problématiques ?
Alfred de Zayas : Une décision juridique éclairante sur cette question serait souhaitable comme, par exemple, un avis de la Cour internationale de justice conformément à l’art. 96 de la Charte des Nations Unies. Cela serait utile pour l’analyse plus détaillée des divers aspects des sanctions et de leurs implications pour les droits de l’homme.
Horizons et débats : Si les sanctions sont illégales, qu’est-ce que cela signifie pour les Etats qui les soutiennent ?
Alfred de Zayas : Il en naît le devoir de se racheter, en particulier lorsque les droits de l’homme sont violés ; quand, par exemple, les sanctions mènent à une famine, à l’utilisation de la force, à une immigration de masse ou au nettoyage ethnique.
Selon le principe erga omnes (concernant tous les Etats), les Etats n’ont pas le droit de reconnaître les violations du droit par d’autres Etats ou d’y apporter un quelconque soutien, par exemple financier.
Mais comme je l’ai dit ci-dessus, le Droit international n’est pas automatiquement mis en application.
Pour cela, nous avons besoin de la volonté politique de la communauté internationale. Mais hélas, la solidarité internationale n’est pas coutume et la plupart des medias jouent le jeu des puissants.
Horizons et débats : Quand peut-on dire que des sanctions sont « légales » ? Cette notion ne se cristallise-t-elle pas toujours dans une zone grise ?
Alfred de Zayas : Bien qu’il existe de nombreuses « zones grises » dans le Droit international, la situation est un peu plus claire ici. Conformément à l’Article 41 de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité peut imposer des sanctions économiques, mais seulement après s’être assuré, sous l’égide de l’Article 39 de la Charte, que la paix a été compromise. Celles-ci ont été utilisées avec succès par exemple dans la lutte contre le colonialisme, le racisme et l’apartheid en Rhodésie/Zimbabwe et en Afrique du Sud.
Un embargo sur les armes pourrait être absolument légal si le but final est de promouvoir la paix et de permettre une solution diplomatique à un conflit. Un embargo sur les armes devrait être imposé à toutes les parties d’un conflit, et la communauté internationale doit s’engager activement pour un cessez-le-feu et des négociations de bonne foi.
Mais la plupart des sanctions ne sont pas efficaces ou s’avèrent même contre-productives. Les sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations Unies peuvent dégrader considérablement non seulement la situation des droits de l’homme dans un Etat, mais aussi faciliter ou y mener à la corruption et à la criminalité.
Horizons et débats : Qu’est ce qu’on peut dire en conclusion jusqu’à présent ?
Alfred de Zayas : Tout régime de sanctions – unilatéral ou multilatéral – doit être soumis aux contrôles réguliers et sa conformité avec le Droit international doit être jugé par un système légal compétent.
En outre, il ne suffit pas que les sanctions soient juridiquement légales ; elles doivent également poursuivre un but concis, légitime, servir la paix et respecter le principe de proportionnalité. Les régimes de sanctions doivent être vérifiés régulièrement – et s’ils violent les droits humains et n’apportent aucun effet positif, ils doivent être supprimés.
Dans un monde globalisé, les sanctions ne peuvent être imposées en raison d’intérêts géopolitiques ou économiques, et si elles blessent les droits des personnes et des Etats, c’est alors qu’émerge pour l’émetteur le devoir de compensation adéquate envers les victimes de ces sanctions.
Horizons et débats : Quels sont les derniers développements sur cette question à l’ONU ?
Alfred de Zayas : En mai 2014, le Conseil des droits de l’homme a organisé une conférence sur les sanctions unilatérales et multilatérales, à laquelle j’ai participé activement. Denis Halliday, ancien coordinateur humanitaire en Irak, y a dénoncé les sanctions insensées contre l’Irak de 1991 à 2003, ayant coûté la vie à plus d’un million de personnes.
Le rapport de cet atelier a été discuté lors de la 27e session du Conseil des droits de l’homme en septembre 2014. Par la suite, le Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU a été invité à réaliser une étude et à préparer des recommandations, qui viennent maintenant d’être présentées au Conseil dans sa 28e session [3]. Le 28 mars, en outre, Idriss Jazairy (ancien Ambassadeur de l’Algérie auprès des Nations Unies) a été nommé Rapporteur spécial sur les conséquences négatives des mesures coercitives unilatérales par rapport aux droits de l’homme.
Horizons et débats : Sinon, que peut-on faire contre de telles sanctions ?
Alfred de Zayas : Les médias doivent également participer. Dans la plupart des cas, les populations ne savent pas quels crimes sont commis en leur nom, quelles mesures nos Etats prennent, causant alors des conséquences terribles pour les populations d’autres pays.
Il est aussi de notre responsabilité, en tant que citoyens, de protester là-contre : « Pas en notre nom ! » Le 19 mars 2015 a eu lieu une réunion scientifique à Londres, où j’ai participé avec plusieurs professeurs d’Oxford, de Londres, de Paris, etc. Le consensus était que les régimes de sanctions soulèvent davantage de problèmes qu’ils ne peuvent en résoudre et que le dialogue et la médiation de l’ONU sont meilleurs que des mesures punitives affectant principalement les populations civiles et causant beaucoup de souffrances.
(Cet entretien a été réalisé par Thomas Kaiser)
Les propos recueillis dans cet entretien reflètent l’opinion personnelle du professeur de Zayas qui ne s’exprimait pas ici en sa qualité de Rapporteur spécial.
[1] Le mot « embargo » laissant entendre que la sanction unilatérale qu’il recouvre peut avoir un caractère légal ou qu’elle est mise en œuvre sous le mandat d’une instance légitimement autorisée à adopter ce type de « sanction », les Cubains utilisent le terme « blocus », pour illustrer le fait que le but ultime de ce type de sanctions est en réalité de soumettre le pays qui en fait l’objet à un véritable siège, dans le sens militaire du mot. Note du Réseau Voltaire.
[2] Sanctions Programs and Country Information, U.S. Department of the Treasury.
[3] « Les sanctions unilatérales portent-elles atteinte aux droits de l’homme ? », par Thomas Kaiser, Horizons et débats, Réseau Voltaire International, 14 mars 2015. Voir également le document Research-based progress report of the Human Rights Council Advisory Committee containing recommendations on mechanisms to assess the negative impact of unilateral coercive measures on the enjoyment of human rights and to promote accountability, Conseil des Droits de l’Homme, 10 février 2015.
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter