Le général Mikael T. Flynn, ancien directeur de la DIA, le service de renseignement militaire US, a expliqué en août dernier le sens de son rapport de 2012 sur le possible soutien de son pays au développement de Daesh. Il a assuré avoir vainement tenté de prévenir la Maison-Blanche sur les conséquences désastreuses de cette politique.
La communauté états-unienne du renseignement (Intelligence Community) est un véritable objet de fantasmes... Nombreux sont ceux, parmi ses partisans comme parmi ses détracteurs, qui lui prêtent des intentions et des capacités qu’elle n’a pas toujours, exception faite de la surveillance électronique peut-être, internet en particulier.
Mais on ne prête aux riches, c’est bien connu. La perception d’une éventuelle hyperpuissance états-unienne —expression dont la paternité revient à l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine— a été progressivement dévoyée. Védrine avait utilisé cette expression à dessein, pour caractériser le monde de l’après Guerre froide, dans lequel —selon lui— les États-Unis ne se heurtaient plus à aucun autre acteur capable de leur imposer des limites.
D’aucuns ont confondu ce concept d’hyperpuissance avec de l’omnipotence, faisant ainsi un amalgame qui se révèle aujourd’hui peu à même de rendre compte des événements en cours, où les lignes forces de la politique internationale semblent en pleine mutation, en particulier au Proche-Orient.
La puissance états-unienne, notamment celle de ses services de renseignement, n’est pas illimitée. Il convient de le rappeler et d’en tenir compte dans l’analyse de l’actualité. Ses limites sont à la fois endogènes et exogènes, mais il est parfois difficile d’en percevoir les contours et d’en faire un tour d’horizon exhaustif.
Un petit dessin valant toutefois mieux qu’un grand discours, comme le disait si bien un fin connaisseur des rapports de force, nous souhaitons étayer le constat ci-avant au moyen d’un entretien extrêmement intéressant, que la chaîne qatarie Al-Jazeera a eu en août dernier avec le général Mike T. Flynn, ex-directeur de la Defense Intelligence Agency (DIA), en poste de juillet 2012 à août 2014.
Cette interview a fait peu de bruit de ce côté-ci de l’Atlantique, mais les déclarations du général Flynn sont édifiantes à plus d’un titre. Le général Flynn a servi pendant de longues années au sein du Commandement intégré des opérations spéciales (Joint Special Operations Command) avant de prendre la tête du renseignement militaire états-unien.
En août 2012, c’est-à-dire peu après la prise de fonction du général Flynn, une antenne régionale de la DIA avait fait remonter un rapport de terrain sur l’évolution de la Syrie, alors en proie à ce qui ressemblait déjà fortement à une véritable guerre civile. Ce document avait été initialement classé Secret et diffusé uniquement auprès de services dûment habilités, tels que le département d’État et la CIA, mais aussi le CENTCOM (le commandement interarmées en charge du Moyen-Orient) et la National Geospatial Intelligence Agency (NGA).
Le rapport a finalement été rendu public le 18 mai 2015, en vertu de la loi FOIA (Freedom of Information Act), dans une version quelque peu édulcorée, mais qui ne masque en rien le fond du document en question [1].
Publiée à l’issue de la procédure de déclassification prévue par la FOIA, elle a suscité de vives réactions aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon en général, notamment en raison de son contenu, dont le caractère prémonitoire a été l’origine d’une véritable polémique dans les médias et au sein de la communauté du renseignement, en particulier en liaison avec l’émergence de Daesh.
Même si certaines des hypothèses envisagées dans le rapport ne se sont pas matérialisées, force est constater que d’autres passages revêtent un caractère qui peut sembler explosif, tout au moins a posteriori. On lit ainsi page 8 (point 8.C) qu’une « principauté salafiste pourrait s’établir dans l’Est de la Syrie, ce qui correspond exactement aux objectifs des puissances qui soutiennent l’opposition, le but étant d’isoler le régime syrien, lequel est considéré comme un espace assurant la profondeur stratégique de l’expansion chiite (Irak et Iran) ».
Il convient de souligner que ces éléments d’information datent de 2012, soit avant même que l’État islamique ne fasse son entrée fracassante sur le devant de la scène politique et militaire du Moyen-Orient. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’intervention télévisée du général Flynn, dans laquelle il donne certains éclairages sur le fonctionnement du renseignement états-unien et sur ses limites.
Avant de passer à l’analyse des propos du général Flynn, citons tout d’abord quelques passages clés de l’interview du 4 août dernier :
Al-Jazeera : « Vous déclarez en substance qu’à l’époque où vous étiez en poste, vous saviez que ces groupes [salafistes] étaient présents sur le terrain, vous l’avez lu dans le rapport d’analyse de la DIA. Vous vous êtes exprimé contre tout soutien apporté à ces groupes, mais vous n’avez pas été entendu. Mais pas entendu par qui ? »
Général Flynn : « Par l’administration, je pense ».
Al-Jazeera : « L’administration a donc fait la sourde oreille et ignoré votre analyse ? »
Général Flynn : « Je ne crois pas qu’elle a fait la sourde oreille, je pense que c’était une décision. Je pense que c’était une décision délibéré ».
Al-Jazeera : « Une décision délibérée de soutenir une insurrection salafiste. Al-Qaïda et les Frères musulmans ? »
Général Flynn : « Il s’agissait d’une décision délibérée, consistant à faire ce que l’administration a fait ».
Al-Jazeera : « En 2012, les États-Unis contribuaient à coordonner les livraisons d’armes vers ces groupes [salafistes, Frères musulmans, Al-Qaïda en Irak]. Pourquoi n’avez-vous pas mis un terme à ces activités, si vous étiez préoccupés par l’avènement d’extrémistes islamistes ? »
Général Flynn : « Je suis désolé de le dire aussi franchement, mais ce n’était pas mon boulot. Mon boulot consistait à [...] m’assurer de l’exactitude et de la qualité du renseignement qui nous était soumis ».
Mehdi Hasan, le présentateur d’Al-Jazeera ne semble pas réellement faire la différence entre CIA et DIA. Or, même si les acronymes désignant ces deux services ne se distinguent que par une seule lettre, la DIA s’est toujours entièrement consacrée à la pratique du renseignement dans sa forme la plus pure, c’est-à-dire qu’elle a toujours cherché à fournir des informations de haute qualité au département de la Défense et aux commandements militaires subordonnés, pour les besoins de rapports d’évaluation de haut niveau, tels que les National Intelligence Estimates (NIE). La mission de la DIA consiste en outre à fournir les renseignements nécessaires aux planifications stratégiques du département de la Défense, ainsi que les informations d’ordre tactique indispensables pour la mise en œuvre de tels plans.
Le présentateur d’Al-Jazeera semble partager une vision largement répandue de par le monde, qui consiste à penser que le directeur d’une agence de renseignement telle que la DIA pourrait avoir une quelconque autorité sur les décisions du Président des États-Unis. Il n’en a aucune. Ni sur la Syrie, ni l’Irak, ni ailleurs. Le général Flynn l’indique d’ailleurs indirectement, lorsqu’il précise que « ce n’est pas cela, [son] boulot ». Il laisse cependant transparaître, en filigrane, qu’il a tenté de convaincre l’entourage du Président Obama de ne pas prêter assistance à Jabhat al-Nosra, l’émanation d’Al-Qaïda « canal historique » en Syrie.
Dès 2012, le général Flynn savait qu’Al-Nosra avait des visées hostiles aux intérêts occidentaux et que le but de cette franchise jihadiste était l’établissement d’émirats islamiques régis par la charia. Au cours de ses deux années à la tête de la DIA, le général Flynn a d’ailleurs tenté de faire comprendre à la Maison-Blanche que les États-Unis commettraient une erreur politique majeure s’ils venaient à soutenir Jabhat al-Nosra ou des groupes semblables dans leur tentative militaire de renverser le gouvernement de Bachar al-Assad.
Toutefois, pour qui n’est pas familier du fonctionnement interne de la DIA, il est sans doute difficile de comprendre que la fonction de cette agence n’est pas de persuader l’administration de mener ou non une politique X ou Y, même si la tentation est grande - au poste qu’occupait le général Flynn - de dire parfois ce que l’on pense, surtout quand on fait face à des conseillers quelque peu simplets. Mais c’est là le genre de confidence qui peut un jour vous coûter votre poste, et c’est précisément pour cette raison que le général Flynn a finalement été poussé vers la porte de sortie.
En fait, les analyses et les conclusions de la DIA en ce qui concerne la Syrie ont non seulement coûté son poste au général Flynn, mais aussi à Chuck Hagel, le secrétaire à la Défense. Pendant des mois, la DIA a vainement tenté d’attirer l’attention de l’administration sur les risques inhérents à sa stratégie politique au Moyen-Orient, en lui transmettant des rapports de renseignement mettant en évidence la situation réelle sur le terrain. Chuck Hagel s’était rangé à l’avis de la DIA, dont il avait activement soutenu le travail, ce qui a provoqué l’ire des conseillers de la Maison-Blanche et du département d’État. Avec le soutien de la CIA, ces hauts responsables ont alors cherché à saper l’autorité politique de Hagel, au point de le forcer à démissionner.
Comme on peut le voir, la guerre des services n’est pas une particularité de la France et, dans le cas présent, la CIA et son directeur John Brennan ont joué la carte du département d’État, au détriment de la DIA, laquelle a toujours été considérée comme un rival encombrant par les spécialistes de Langley. Cet antagonisme a certes des racines historiques, mais il trouve également son origine dans l’excellent travail qu’a fourni la DIA depuis les attentats du 11 septembre 2001. Véritable étoile montante du renseignement humain et de l’analyse stratégique, à l’opposé de la militarisation des modes opératoires de la CIA, la DIA entretient aujourd’hui une relation de coopération mesurée avec son homologue civil. Nul doute toutefois que ce sont ses performances supérieures et moins controversées qui lui ont valu un regain de respect, et l’hostilité froide de Langley.
Pour en revenir à l’intervention télévisée du général Flynn, le rapport de la DIA auquel il est fait référence occupe maintenant une place centrale et partiellement fantasmée dans le débat public états-unien. Nombre de médias qui ont publié des extraits de ce document y ont vu la preuve d’un soutien délibéré des États-Unis à l’expansion de groupes jihadistes en Irak, et en particulier de Daesh. J’ai personnellement examiné le rapport en question et j’ai la conviction qu’il repose sur l’avis d’un service de renseignement allié du Moyen-Orient, qui a ensuite été passé au filtre des analystes de la DIA. Il pourrait donc s’agir d’un document hybride, dont la matière première provient d’un pays restant pour l’instant dans l’ombre, et qui a été décortiqué, analysé et exploité par la DIA.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce rapport emploie une terminologie déjà partiellement dépassée, à la date de sa transmission supposée, pour décrire des groupes potentiellement dangereux. À aucun moment en effet, il n’est question de « l’État islamique en Irak ». En revanche, on trouve plusieurs fois mention d’Al-Qaïda en Irak (AQI), alors que même que cette organisation avait fusionné avec d’autres groupuscules jihadistes dès janvier 2006, adoptant définitivement la désignation « d’État islamique en Irak » vers le mois d’octobre de la même année. Indépendamment des raisons de cet anachronisme terminologique —qui pourrait d’ailleurs être parfaitement délibéré—, il convient de souligner que le général Flynn n’a jamais déclaré ni laissé entendre que l’administration avait sciemment favorisé l’émergence de Daesh.
Ce qu’explique par contre le général, c’est que l’administration a délibérément accepté la présence de groupes tels que Jabhat al-Nosra au sein des forces rebelles syriennes que les États-uniens tentaient alors —et tentent toujours— de coaliser, afin de venir à bout de Bachar al-Assad. A posteriori, on peut supposer que la DIA et le général Flynn ont tenté de tirer parti du rapport de 2012 pour faire passer un message à l’échelon politique et pour encourager l’administration à opter pour une stratégie plus rationnelle en Syrie. Comme le concède toutefois le général dans son intervention télévisée, ce n’était pas là « son boulot », et c’est en jouant à ce jeu dangereux qu’il a fini par le perdre...
[1] Rapport de l’Agence de Renseignement militaire aux divers services de l’administration Obama sur les jihadistes en Syrie (document déclassifié en anglais), 12 août 2012.
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