Henry Mark Holzer est avocat constitutionnel et de procès d’appel et professeur émérite à la Brooklyn Law School. Cet article a été publié le 29 novembre 2002 par Front Page Magazine.
Il y a peu de temps nous avons vu des rebelles tchétchènes prendre d’assaut un théâtre moscovite, retenir en otage des centaines de personnes en menaçant de les tuer si leurs demandes n’étaient pas satisfaites. Prenons comme hypothèse que la même opération soit menée aux États-Unis, mais par des terroristes d’Al Qaïda. De plus, prenons comme hypothèse que l’un des terroristes connaissant les plans de ses camarades soit capturé, mais refuse de parler. Devrions-nous avoir recours à la torture pour obtenir de lui ces informations cruciales ?
« Torture ». Sa définition, généralement « le fait d’infliger une douleur aiguë pour soutirer des renseignements ou confessions » se divise en deux catégories : physique (par exemple : le « troisième degré ») et psychologique (par exemple la privation de sommeil). La littérature à ce sujet abonde, la plupart des commentateurs concluant que la torture est odieuse et inacceptable en tous temps et toutes circonstances, particulièrement dans une démocratie.
Mais est-ce vraiment le cas ?
Certains commentateurs, dans leurs analyses et discussions sur le phénomène de la torture, admettent leur embarras quant à l’attitude des démocraties par rapport à la torture en général, mis à part l’exemple extrême d’une situation de compte à rebours d’explosifs.
Jusqu’à une période récente la question était hypothétique. Elle ne l’est plus.
Il existe des variantes de la situation « compte à rebours », mais on en retrouve l’essentiel dans ce scénario plausible : un terroriste, connu des services et détenu par le FBI, dont les informations sont crédibles, refuse d’indiquer où il a caché, à Washington, une « arme de destruction massive », une bombe nucléaire en l’occurrence, réglée pour exploser deux heures plus tard. La police fédérale est certaine que le terroriste ne révèlerait jamais, de manière volontaire, l’emplacement de la bombe. Dans deux heures notre capitale pourrait être rayée de la carte, notre gouvernement décimé, la zone environnante irrémédiablement contaminée et les États-Unis à la merci de l’incroyable violence prédatrice de nos ennemis.
Que faire ?
En acceptant ces faits au nom du débat, deux choix possibles s’imposent. Ne rien faire, et en endurer les conséquences inimaginables, ou soutirer les indications du terroriste par le biais de la torture.
S’agissant des pacifistes à la Jimmy Carter ou les anti-américains à la Ramsey Clark, je pense qu’ils resteraient en retrait, incapables d’agir et subiraient l’holocauste atomique. Mais la plupart des gens opteraient sans aucun doute pour la torture, même à contrecœur.
Ces réalistes auraient raison. Ils seraient épargnés du moindre soupçon de faute morale, car la torture sous toutes ses formes, aussi brutale soit-elle, dans le but de défendre légitimement sa propre existence, n’est pas immorale : c’est même un impératif moral.
Fait inconnu de la plupart des américains, une affaire fut jugée dans deux tribunaux différents aux Etats-Unis : une cour d’appel d’État et une cour d’appel fédérale qui, bien qu’implicitement, approuvèrent un tel usage de la force physique et donc de la torture, quand cela est nécessaire pour sauver des vies.
Un dénommé Jean Leon avait kidnappé un certain Louis Gachelin, qui était tenu en joue par le complice de Leon. Une rançon fut négociée, un piège tendu et Leon fut arrêté.
Craignant que le complice n’abatte Gachelin si Leon ne revenait pas rapidement avec la rançon, les policiers demandèrent où la victime était retenue. Leon refusa de parler.
Selon le Third District Court of Appeal de l’état de Floride, quand Leon « refusa, plusieurs officiers lui tombèrent dessus. Ils le menaçaient et le malmenaient physiquement en tordant son bras derrière son dos et en l’étouffant [et, prétendument, en le menaçant de mort] jusqu’à ce qu’il révèle où (...) [gachelin était retenu]. Les officiers se rendirent à l’appartement en question, libérèrent (...) [Gachelin] et arrêtèrent (...) [le complice]. »
Pendant ce temps, Leon fut emmené « en ville », interrogé par une autre équipe de détectives, et informé de ses droits. Il signa une déposition et avoua le kidnapping. Mais avant son procès, il voulut retirer ses aveux du poste de police, affirmant qu’ils étaient le résultat des douleurs au bras, de l’étouffement et des menaces proférées par les policiers. (Leon ne craignait pas de se dénoncer lui-même car cette information ne devait pas être retenue contre lui lors de son procès).
Le juge d’instruction rejeta la demande que fit Leon de retirer ses aveux, considérant que la force et les menaces utilisées au moment de l’arrestation n’étaient pas à l’origine des aveux. En d’autres termes, la pression exercée sur lui au moment de l’arrestation s’était dissipée lorsqu’il passa aux aveux, ce que le juge considéra donc comme un acte volontaire.
Leon fit appel. La cour d’appel de Floride confirma la conclusion du juge d’instruction : peu importe ce qu’il s’était produit à son arrestation, la pression s’était dissipée au moment où il avait avoué. Ainsi, il était justifié de retenir les aveux de Leon contre lui à son procès.
Ce verdict aurait dû être la fin du premier appel de Leon, car le seul problème soulevé par le procès était la crédibilité de ses aveux. Pourtant la démarche de la cour d’appel allait plus loin que le strict nécessaire pour le procès. Dans un langage que les juristes appellent dicta (réflexions juridiques en aucun cas nécessaires pour la prise de décision), le juge d’appel ajouta, gratuitement, que « la force et les menaces exercées contre Leon dans le parking étaient raisonnablement motivées par l’impératif immédiat de trouver la victime et lui sauver la vie. »
Considérez les implications de tout cela. Même si le motif de l’usage de la force, et son usage par la police, n’avaient pas d’incidence sur son jugement, à une majorité de deux contre un la cour d’appel considéra opportun de donner son accord express à l’usage de la pression physique et psychologique, du moment que le résultat de cette pression (l’indication du lieu) n’était pas utilisé contre l’accusé Leon lors de son procès.
Si toutefois quelqu’un continue à penser que le dicta dans ce verdict était une aberration, il suffit de voir la décision unanime des trois juges lorsque Leon fit de nouveau appel auprès de la United States Court of Appeals for the Eleventh Circuit.
Les faits n’étaient pas remis en cause. Une fois de plus, la seule question lors de ce procès était de savoir si la pression physique et psychologique au moment de l’arrestation avait eu une incidence sur les aveux, ou bien si la pression s’était à ce moment-là dissipée suffisamment pour que les aveux de Leon soient volontaires.
D’abord, la cour d’appel fédérale se pencha sur l’auto-dénonciation. Quant à la déposition de Leon expliquant où son complice retenait Gachelin, elle n’entrait pas en compte car l’accusation n’avait à aucun moment essayé d’introduire cet élément dans le procès. Ensuite, peu importe quelles pressions avait été exercées, cela n’avait pas influencé les aveux ultérieurs de Leon car, selon la cour, « l’ensemble des circonstances... confirme clairement... que les seconds aveux étaient volontaires. » Ainsi, ces aveux étaient volontaires et recevables.
Le verdict de la cour d’appel fédérale concernant l’aspect volontaire des aveux de Leon classa l’affaire pour de bon. Mais, comme lors de l’appel précédent, la cour ajouta inutilement le dicta affirmant que l’usage de la pression lors de l’arrestation de Leon était « motivée par l’urgence immédiate de trouver la victime et de lui sauver la vie » et que « c’était un groupe d’officiers consciencieux agissant de manière raisonnée pour obtenir des informations dont ils avaient besoin afin de protéger un autre individu de blessures ou de la mort ».
Tout cela est vrai. Mais, encore une fois, c’est hors de propos quant à la seule interrogation devant la cour, à savoir si la pression exercée lors de l’arrestation s’était dissipée au moment des aveux.
Depuis cet appel les deux cours, fédérale et d’État, ont continué à exprimer leur approbation de la pression dans une situation menaçant des vies. Leur dicta est intéressant car il signale leur acceptation du principe de la pression, ce qui équivaut à une légitimation.
Il n’y a qu’un pas entre le fait de tordre un bras, d’étouffer, de menacer de mort et l’usage de la torture.
Si, sans objection de la part d’une cour d’État ou fédérale (avec leur apparente approbation même), la police de Floride pouvait avoir recours à une forme bénigne de pression pour sauver la vie d’une victime de kidnapping, on peut en déduire que la même logique approuverait la torture (physique et/ou psychologique) dans une situation de compte à rebours.
Une fois ce seuil franchi, une fois que le principe d’avoir légitimement recours à la torture pour sauver des vies est accepté, le seul problème qui demeure est l’application de ce principe à des situations concrètes. Si cette application peut s’avérer difficile, nécessitant une forme de justification probante, de perspective juridique, etc., le besoin de créer de tels garde-fous en termes de procédures ne contredit pas l’argument selon lequel, dans ce pays où les assassins sont régulièrement mis à mort sous l’accusation d’un seul crime, il n’est ni immoral, ni illégal en principe, d’avoir recours à des formes de torture non mortelles pour sauver des milliers de vies américaines innocentes.
Traduction : H. D. pour le Réseau Voltaire.
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