Alors que la France a lancé une vaste opération de propagande pour convaincre son opinion publique et celles de ses alliés que la résolution 2249 l’autorise à bombarder Daesh en Syrie sans avoir à requérir l’autorisation de la République arabe syrienne dont elle espère la chute, un consensus se forme parmi les experts juridiques pour affirmer qu’il n’en est rien.
Comme on le sait, l’usage de la force par un État est prohibé par la Charte des Nations Unies [1]. Cette prohibition, comme toute règle générale, admet des exceptions prévues dans le corps même de la Charte : il s’agit des opérations militaires autorisées par le Conseil de sécurité dans le cadre du Chapitre VII, ou bien de celles prises par un État contre un autre État dans l’exercice de son droit de légitime défense (article 51). Dans ce dernier cas, l’autorisation préalable du Conseil de sécurité n’est pas nécessaire, mais l’État doit informer le Conseil de sécurité des actions menées à ce titre, conformément aux dispositions de l’article 51.
La légitime défense s’entend comme une réponse militaire à une agression armée de la part d’un autre État. Il faut également rappeler que le consentement préalable d’un État pour qu’un autre État procède à y mener des opérations militaires est considéré comme valide au plan du droit international.
Qu’en est-il lorsqu’un État prétend faire usage de la force contre une entité non étatique ? Ou encore, lorsqu’un État prétend justifier ses actions sur la base de la légitime défense en absence d’une agression armée provenant d’un autre État ? Ou finalement lorsqu’un État entend réaliser des frappes aériennes sur le territoire d’un autre État en absence de tout consentement ?
C’est de ce point de vue qu’il nous est paru utile d’analyser brièvement une résolution récente adoptée par le Conseil de sécurité et présentée comme une réponse de la communauté internationale aux attentats de Paris du 13 novembre dernier.
En effet, à une semaine des attentats de Paris, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 2249 (2015) le vendredi 20 novembre 2015 [2]. Il s’agit d’un texte ayant pour base un projet de résolution présenté par la France, amendé par la suite et adopté de façon unanime par les quinze membres du Conseil. Sa relecture s’impose, notamment eu égard aux déclarations officielles prononcées suite à son adoption en France et bien au-delà.
Une résolution en réponse à d’autres attentats
Suite aux considérants de rigueur, le premier point du dispositif se lit comme suit : « Le Conseil de sécurité (...) 1. Condamne sans équivoque dans les termes les plus forts les épouvantables attentats terroristes qui ont été commis par l’ÉIIL, également connu sous le nom de Daech, le 26 juin 2015 à Sousse, le 10 octobre 2015 à Ankara, le 31 octobre 2015 au-dessus du Sinaï, le 12 novembre 2015 à Beyrouth et le 13 novembre 2015 à Paris, et tous les autres attentats commis par l’ÉIIL, également connu sous le nom de Daech, y compris les prises d’otage et les assassinats ».
On remarquera que la liste des attentats citée comprend des actes commis en juin 2015, sans qu’aucune résolution n’ait été prise par le Conseil de sécurité depuis : les dernières résolutions du Conseil concernant le terrorisme sont celles du 12 février 2015 [3], suivie de la résolution 2214 (2015) du 27 mars 2015 concernant des attentats commis en Libye [4] dans laquelle le Conseil de sécurité « 1. Condamne tous les actes terroristes commis par l’ÉIIL, les groupes qui lui ont prêté allégeance, Ansar el-Charia et tous les autres individus, groupes, entreprises et entités associés à Al-Qaida qui opèrent en Libye, et souligne à cet égard qu’il faut adopter une approche globale pour mener un combat radical contre eux ».
Il ne s’agit pas d’une simple mise à jour du Conseil de sécurité : la liste d’attentats commis depuis le mois de juin 2015 ainsi considérée permet au Conseil d’élargir le nombre des États victimes d’actions terroristes, donnant ainsi tout son sens au considérant numéro 5 de la même résolution qui est rédigé dans sa partie finale ainsi : « l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL), (également connu sous le nom de Daech) constitue une menace mondiale d’une gravité sans précédent contre la paix et la sécurité internationales ».
Une réaction enthousiaste
Au plan strictement juridique, le représentant de la France s’est immédiatement félicité en ces termes de l’adoption de la résolution du 20 novembre 2015, mettant l’accent sur les conséquences qui, selon lui, en découlent : « Nos actions militaires, dont nous avons informé le Conseil de sécurité dès l’origine, étaient justifiées par la légitime défense collective. Elles peuvent désormais se fonder également sur la légitime défense individuelle, conformément à l’Article 51 de la Charte des Nations Unies », a expliqué M. Delattre » [5].
S’étant placée sur le seul terrain de la légitime défense (et non sur celui d’une intervention militaire motivée par des considérations d’un autre type), la France rejoint ainsi la position d’autres États qui ont procédé à des frappes en Syrie.
Au mois d’octobre 2015, concernant le recours à la notion de « légitime défense » par la France, le professeur Philippe Lagrange (Université de Poitiers) avait indiqué : « Jusqu’à présent, la France appliquait le droit international quant à l’autorisation de recours à la force. Pour frapper en Syrie, il fallait soit l’accord des autorités légales du pays, soit une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous n’avons ni l’une, ni l’autre » [6]. Dans un autre article paru dans La Croix au mois de septembre 2015, on lit que pour Ariel Colonomos (directeur de recherche au CNRS) : « Le ministre français de la défense a récemment fait appel à la notion de « guerre juste », un concept développé par les philosophes du droit chrétien pour réguler les rapports entre États qui implique notamment une juste cause, – la légitime défense ou le sauvetage des innocents –, l’engagement en dernier recours, la proportionnalité et la probabilité de succès » [7].
Une étrange sensation de « déjà vu »
« Juste cause », « menace mondiale », recours à la notion de « légitime défense » en vue de justifier des opérations militaires prises en réponse à des actes d’entités non étatiques, ces expressions rappellent étrangement la référence à la « légitime défense » invoquée par les États-Unis suite aux attentats du 11 septembre 2001. Comme on s’en souvient, « légitime défense préventive », « combattants illégaux », ou encore usage du terme « d’agression » pour qualifier un acte terroriste ou de « guerre » pour qualifier la lutte contre le terrorisme, firent partie de la panoplie d’arguments fort discutables —et discutés— utilisés par les États-Unis pour justifier juridiquement leurs opérations suite au 11 septembre 2001 [8].
En ce qui concerne la notion de « légitime défense préventive », on se doit de rappeler que le premier État à s’y référer de façon officielle fut Israël en 1981 lors de l’attaque réalisée par la chasse israélienne sur le réacteur nucléaire d’Osirak en Irak [9] : près de 35 ans après sa publication, et après bien d’autres actions menées depuis lors par Israël, la conclusion du Professeur Georges Fischer reste d’une surprenante actualité : « On demeure surpris qu’un petit pays puisse régulièrement et avec impunité défier la communauté internationale et les règles du droit des gens ». Plus récemment, au mois de mars 2008, un autre allié des États Unis, la Colombie, fit également référence à la légitime défense pour justifier son action militaire sur le territoire de l’Équateur (opération « Fénix » réalisée le 1er mars 2008).
Dans le cas des attentats de Paris du 13 novembre, la qualification d’« acte de guerre » et d’« agression contre notre pays » par les autorités en France semble annoncer des temps difficiles pour certains principes de base du droit international. On notera au passage que la définition d’ « agression » contenue dans la Résolution 3314 adoptée en 1974 par l’Assemblée Générale des Nations Unies peut maintenant être complétée par celle d’ « acte d’agression » adoptée par les États parties à la Cour Pénale Internationale (CPI) en 2010 à Kampala (soit neuf ans après les attentats du 11 septembre 2001). Celle-ci exclut des actes commis par des entités non étatiques agissant indépendamment d’un État : nous renvoyons le lecteur au texte de la dite définition (à laquelle les délégués de la France ont pris part lors de son élaboration avec les représentants de 120 États Parties au Statut de Rome).
Une omission initiale passée inaperçue
Concernant le contenu de la résolution 2249 du Conseil de Sécurité, le représentant de France a également souligné dans son intervention précitée [10] que : « Cette résolution encadre notre action dans le cadre du droit international et dans le respect de la Charte des Nations Unies qui est notre bien commun, qui est notre trésor commun. Il offre aussi une garantie de lutte efficace contre le terrorisme transnational ». Si il est vrai que les spécialistes du droit international se sentiront heureux de savoir qu’un État considère la Charte des Nations Unies comme un véritable « trésor commun », il faut néanmoins faire remarquer que les références à la Charte inclues dans le dispositif du texte de la résolution 2249 sont le fruit de démarches faites par la Russie : il s’agit d’un détail qui n’a pas semblé intéresser outre mesure les commentateurs.
Dans le communiqué précité des Nations Unies, on lit que « M. Churkin s’est cependant félicité de ce que des amendements apportés à la demande de sa délégation, notamment les références à la Charte des Nations Unies, figurent désormais dans le texte ». Sur autre site concernant les travaux du Conseil de Sécurité, une note relative aux modifications apportées au texte original présenté par la France, précise que la Russie s’est montrée particulièrement insistante sur ce point précis [11]. Il va sans dire qu’un projet de résolution présenté par la France sans aucune mention de la Charte dans son dispositif constitue à bien des égards une démarche inhabituelle : on laisse aux spécialistes le soin de savoir si nous ne sommes pas en présence d’une véritable « première » de la diplomatie française aux Nations Unies. S’agissant de domaines dans lesquels les États et la communauté internationale se sont montrés extrêmement vigilants en raison des risques de dérive [12], le constat peut éventuellement surprendre.
On recommande de lire le point 5 du dispositif de la résolution 2249 tel qu’adopté, et de l’imaginer un court instant sans aucune mention de « notre trésor commun ».
Le titre du communiqué de presse des Nations Unies indiquant que « Le Conseil de sécurité appelle les États à réprimer les actes terroristes commis par Daech » reste prudent [13]. Par contre, dans un article paru sur cette même résolution dans Le Monde [14], on lit que : « Concrètement, la résolution 2249 ne donne pas d’autorisation légale à agir militairement en Syrie et en Irak, puisqu’elle n’est pas placée sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies qui prévoit l’usage de la force. Mais le langage employé dans le texte, qui stipule que "toutes les mesures nécessaires" sont permises pour combattre l’EI, laisse la place à l’interprétation, selon les diplomates français ».
Comme on le sait, le flou juridique peut s’avérer parfois extrêmement utile, notamment lorsque les règles sont claires. Faire croire que ce qui est clair est en réalité confus peut également constituer une aide précieuse vis-à-vis d’une opinion traumatisée par la violence des attentats de Paris, notamment lorsque l’on compte avec certains relais.
En l’occurrence, une telle zone grise déduite de la lecture cette résolution n’existe pas : l’expression utilisée au point 5 demandant aux États « de prendre toutes les mesures nécessaires » ne laisse pas beaucoup d’espace pour le doute, puisqu’elle est immédiatement suivie de l’expression « conformément au droit international, en particulier à la Charte des Nations Unies ». Des actions militaires en Syrie non conforme à la Charte sont donc exclues, et sur ce point, les déclarations faites par la délégation française lors de son adoption sont pour le moins hâtives. Si certains lecteurs considèrent qu’elles ne le sont pas, ils partageront peut être l’idée qu’elles ont cherché à jeter un doute sur une partie du texte parfaitement clair, grâce à l’adjonction de l’expression « en particulier à la Charte des Nations Unies ».
Récemment, des spécialistes se sont penchés sur la confusion créée par d’autres parties de la résolution 2249 (2015). Ils précisent à cet égard que : « D’autre part, la résolution 2249, est élaborée d’une façon telle qu’elle peut être utilisée pour justifier politiquement une action militaire, tout en omettant de préciser la base juridique de cette action ou de l’autorité du Conseil pour l’ordonner. L’ambiguïté créative de cette résolution permet ainsi d’éviter de justifier juridiquement une action militaire tout en donnant l’impression que le Conseil de Sécurité l’approuve, laissant irrésolu le débat persistant sur la légalité de telles actions militaires » [15].
On notera qu’au Royaume Uni, le doute ainsi semé a été interprété par certains comme une véritable autorisation donnée par le Conseil de sécurité : devant la Chambre des Communes, le chef de l’Exécutif britannique a déclaré le 26 novembre dernier [16].
Des opérations militaires en marge du droit international
Comme on le sait, les opérations militaires sur le territoire de la Syrie ont consisté pour la plupart à envoyer des avions de reconnaissance et à bombarder les positions de Daech, et ce depuis quelques mois. Elles sont le fait de l’Australie, du Canada, des États Unis, de la France, du Royaume-Uni (uniquement avec des drones pour ce dernier) et d’autres membres de la « Coalition contre ISIS ».
Il semble opportun de rappeler que cette coalition a été lancée par les États-Unis en septembre 2014 et réunit une soixantaine d’États, selon la liste officielle dressée par le département d’État ; au 23 novembre 2015, cette liste dénombre 63 États et deux organisations internationales, selon le Premier Ministre britannique [17]. On remarquera que seule une trentaine est « militairement engagée » selon le chef de la diplomatie française dans une allocution récente devant le Sénat [18]. Lors du déploiement des opérations militaires de la Russie en Syrie, ce ne sont pas 60 États ou 30 États qui ont réagi, mais seulement sept d’entre eux, dans une courte déclaration conjointe en date du 2 octobre 2015 : l’Allemagne, l’Arabie saoudite, la France, les États Unis, le Qatar, la Turquie et le Royaume-Uni [19]. Il pourrait s’agir de ce que le chef de l’Exécutif britannique a récemment désigné par l’expression « Coalition airstrikes against ISIL in Syria » [20].
Alors que les frappes sur l’Iraq sont assez bien comptabilisées [21], peu d’informations circulent concernant celles effectuées sur la Syrie. Lorsqu’elles circulent, elles peuvent s’avérer contradictoires : alors que les premières opérations de ce type en Syrie de la coalition dirigée par les États-Unis datent du mois de septembre 2014 (selon le Guardian qui fait référence à l’engagement de l’Arabie Saoudite, de Bahreïn, des Émirats Arabes Unis, de la Jordanie et du Qatar [22]), un autre article paru dans The Independent en avril 2015 [23] indique qu’il s’agit aussi de premières frappes menées par la dite coalition en Syrie. Certains États ont communiqué (et justifié) ces actions au Conseil de sécurité (en invoquant dans le cas de certains d’entre eux, soit la légitime défense individuelle, soit la légitime défense collective) tandis que d’autres sont restés bien plus discrets. Ces frappes, posent un problème juridique de taille, dans la mesure où le consentement de la Syrie fait défaut, tout comme une autorisation du Conseil de sécurité.
Dans le cas de l’Irak, une lettre du 20 septembre 2014 au Conseil de Sécurité des Nations Unies [24], précise que : « C’est la raison pour laquelle, conformément au droit international et aux accords bilatéraux et multilatéraux pertinents et tout en veillant au plein respect de notre souveraineté nationale et de notre constitution, nous avons demandé expressément aux États-Unis d’entreprendre une action internationale et de frapper les sites de l’État islamique et ses bastions militaires, l’objectif étant de contrer les menaces constantes auxquelles l’Irak s’expose, de protéger ses habitants et de permettre à la longue aux forces armées irakiennes de reprendre le contrôle des frontières nationales ».
Dans le cas des opérations militaires de la Russie en Syrie, celles-ci bénéficient du consentement de ce dernier État. Une analyse récente sur ce sujet —qui retiendra peut être l’attention des juristes du Quai d’Orsay— parvient à la conclusion suivante : « Sur la base du raisonnement de la Cour et des réponses obtenues de la part d’États concernant l’intervention de la France au Mali et de la Russie en Syrie, aucune règle ne semble prohiber l’intervention d’un État dans une guerre civile à la demande du Gouvernement. Dans ces conditions, l’intervention de la Russie en Syrie est conforme au droit international » [25].
Concernant les autres frappes menées en Syrie, le 15 septembre 2015, l’Australie a lancé ses premières bombes [26], la Turquie a fait de même le 16 septembre 2015 [27], et le 7 septembre 2015, le premier drone britannique, selon cette article paru dans le New York Times, [28] a tué en Syrie trois suspects d’appartenir à Daech, dont deux de nationalité britannique. C’est ce même 7 septembre, que le Royaume Uni a informé d’une opération antérieure en date du 21 août 2015 [29]. Souvent tentés par l’originalité [30], les diplomates du Royaume-Uni ont expliqué au Conseil de Sécurité que l’élimination physique de suspects d’appartenir à Daech en Iraq et en Syrie répond à l’exercice du droit de légitime défense collectif et individuel [31] : on attend de voir si l’élimination physique de suspects depuis un drone s’étendra également aux opérations menées sur le territoire britannique. À propos de cette pratique, le fait que des citoyens français puissent être visés par certaines des frappes françaises en Syrie, comme celles qui semblent avoir eu lieu le mois dernier [32], a provoqué diverses réactions, comme cet article récent paru dans Libération dans lequel on lit que : « Cibler spécifiquement des Français, au lieu de combattre la menace globale que représente l’État islamique, s’apparenterait à des exécutions extrajudiciaires » [33]. Dans le rapport présenté par l’Exécutif devant la Chambre des communes récemment [34], on mentionne uniquement les vols de reconnaissance sur le territoire de la Syrie [35].
Les premières frappes de la France
En ce qui concerne les frappes de la France en Syrie, les premières bombes françaises ont été lancées par ses avions il y a exactement deux mois, le dimanche 27 septembre 2015 [36]. Peu d’informations ont été apportées par les autorités françaises concernant le choix et l’opportunité de cette date pour procéder à ces premiers bombardements en Syrie. Coïncidence (heureuse ou malheureuse), dans son allocution prononcée devant l’Assemblée générale des Nations unies 24 heures plus tard, le chef de l’État a simplement mentionné que « La France /…/entend prendre ses responsabilités. Elle les a prises, encore récemment, y compris par une action armée, une action de force » [37].
Bien qu’on puisse trouver dans ce dernier discours des motivations d’ordre humanitaire concernant l’action à mener en Syrie face au drame humain que vivent ses habitants, on est en droit de s’interroger sur le point de savoir si la France a procédé à évaluer les risques encourus avant d’autoriser le lancement de ses premières bombes en Syrie : une riposte de Daech contre la France était plus que prévisible suite aux bombardements effectués le 27 septembre. Le niveau de coordination des attentats du 13 novembre indique que, si des mesures préventives ont été prises par les services de renseignement et par ceux travaillant dans le domaine de la lutte contre le terrorisme en France, elles ont eu une efficacité limitée. Lors de son allocution prononcée devant le Sénat, le 25 novembre dernier, le chef de la diplomatie française a déclaré : « Le 13 novembre a changé la donne : nous n’avons d’autre choix que d’anéantir Daech » [38].
Les pas hésitants britannique et canadien
En ce qui concerne le Canada, les premières frappes en Syrie datent du mois d’avril 2015 [39]. Après les États Unis, le Canada est devenu le deuxième État membre de l’OTAN à procéder à ce type d’actions en Syrie. Moins enthousiastes, les autorités britanniques pour leur part discutent toujours de la question [40]. Un rapport présenté en octobre 2015 par la Chambre des Communes —et mis en ligne par le Voltaire Network [41]— explique les limitations existant, notamment au plan juridique [42]. Ces derniers jours, un débat national sur l’opportunité de lancer des frappes en Syrie est toujours en cours [43]. On se doit de rappeler que, pour le moment, les opérations militaires britanniques en Syrie semblent s’être limitées à des vols de reconnaissance et à des attaques ciblées depuis un drone. Le 26 novembre dernier, l’Exécutif britannique a annoncé son intention d’étendre les opérations en Syrie en procédant à des bombardements.
On notera que les nouvelles autorités élues du Canada ont procédé à mettre un terme aux bombardements en Syrie (ainsi qu’en Iraq) le 21 octobre dernier [44]. Des auteurs canadiens se sont penchés sur la prétendue légalité de telles actions en Syrie, au regard du droit international et notamment de la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice (CIJ), et sont parvenus à des conclusions qui, à notre avis, s’appliquent également aux bombardements réalisés par d’autres États : « Aucun échappatoire n’est possible : les frappes du Canada en Syrie reposent sur des fondements juridique fragiles, ou tout du moins mouvants » [45].
Des risques de dérives en perspective
Au plan de l’usage de la force en Syrie, les interprétations douteuses concernant les obligations qu’impose la Charte des Nations Unies sont évidentes, tout comme le caractère intempestif de certaines déclarations officielles. Un autre chapitre du droit international risque également de donner lieu à quelques remous. Le jour même où le président François Hollande déclarait la France « en guerre », le Syndicat de la Magistrature a indiqué [46] que « Le discours martial repris par l’exécutif et sa déclinaison juridique dans l’état d’urgence, décrété sur la base de la loi du 3 avril 1955, ne peuvent qu’inquiéter ». Pour sa part, Amnesty International a dénoncé les risques de dérive en ces termes : « La modification de la loi sur l’état d’urgence ne comportera que deux jours de débat parlementaire. La proposition de loi déposée prolonge l’état d’urgence de trois mois tout en élargissant le spectre des mesures attentatoires aux libertés. De très nombreux amendements ont été déposés, qui pourraient encore durcir l’état d’urgence. Notamment, l’état d’urgence permet de mener des perquisitions et d’assigner des personnes à résidence sans autorisation judiciaire préalable ; de dissoudre des associations avec effet permanent. Ces mesures d’urgence doivent être indispensables et proportionnées en termes de champ d’application et de durée. Plus important encore, elles doivent être utilisées uniquement lorsque la situation l’exige, car elles ne respectent pas le droit commun et restreignent les libertés et les droits humains » [47].
En guise de conclusion
Tentative d’omettre des références à la Charte, discours martial, attitude guerrière et menaçante, interprétations douteuses concernant les règles relatives à l’usage de la force (et, très probablement certaines règles en matière de droits de l’homme), ces divers aspects rappellent étrangement la logique de guerre qui s’est installée après le 11 septembre 2001 aux États Unis. La stratégie US dans sa « guerre contre le terrorisme » semble donc avoir de nouveaux adeptes en France, même si ses échecs sont largement connus. Sur ce point précis, le rapprochement n’est pas seulement une simple vue de l’esprit : le premier diplomate étranger à s’être rendu personnellement au palais de l’Élysée suite aux attentats de Paris fut le secrétaire d’État états-unien John Kerry, le 17 novembre ; la première destination à l’étranger du président François Hollande suite aux attentats fut la visite rendue le 24 novembre 2015 à son homologue à Washington.
[1] « Charte des Nations unies », Réseau Voltaire, 26 juin 1945.
[2] « Résolution 2249 », Réseau Voltaire, 20 novembre 2015.
[3] « Résolution 2199 du Conseil de sécurité (financement du terrorisme) », Réseau Voltaire, 12 février 2015.
[4] « Résolution 2214 (Libye) », Réseau Voltaire, 27 mars 2015.
[5] « Le Conseil de sécurité adopte une résolution appelant à la lutte contre Daech », Centre de Nouvelles de l’Onu, 20 novembre 2015.
[6] « Français tués en Syrie : "La légitime défense ne peut pas être invoquée" », Jean-Dominique Merchet, L’Opinion, 12 octobre 2015.
[7] « Les frappes françaises en Syrie sont-elles justifiées en droit international ? », entretien de François d’Alançon avec Ariel Colonomos, La Croix, 28 septembre 2015.
[8] Cf. sur ce sujet « Quel(s) Droit(s) Applicable(s) à la "Guerre au Terrorisme" ? », H. Tigroudja, Vol. 48 Annuaire Français de Droit International (AFDI), (2002), pp. 81-102. Une étude sur la notion de légitime défense, parmi bien d’autres, explique l’origine d’une telle créativité de la part des juristes du Département d’État, en des termes qu’il nous semble opportun de rappeler : « Dès janvier 2002, dans le discours sur l’état de l’Union devant le Congrès, G. W. Bush dénonce un « axe du mal, armé pour menacer la paix du monde », axe auquel appartiennent la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak. À partir de cette période, les États-Unis, très largement suivis par la Grande-Bretagne, n’auront de cesse de démontrer le caractère potentiellement dangereux de l’Irak pour la paix du monde en l’accusant de posséder des armes de destruction massive et d’être en lien avec le terrorisme international. Une telle vision suggère, de manière sous-jacente, un recours possible à la légitime défense » : cf. « La légitime défense en droit international : quelques observations sur un concept juridique ambigu », B. Sierpinski, Vol. 19, Revue Québécoise de Droit International (2006), pp. 79-119, p. 116. Article complet disponible ici.
[9] « Le bombardement par Israël d’un réacteur nucléaire irakien », G. Fischer, Vol. 27 AFDI (1981), pp. 147-167, et en particulier pp. 162-166.
[10] « Terrorisme : Intervention de la France après l’adoption de la résolution 2249 du Conseil de sécurité », Centre des Nouvelles de l’Onu, 20 novembre 2015.
[11] « Adoption of a Resolution on Counter-Terrorism », What’s in Blue, Novembre 20, 2015.
[12] Il s’agit en effet de deux domaines du droit international, agression et terrorisme, qui constituent un défi pour la communauté internationale depuis quelques années : « Tant l’agression que le terrorisme peuvent entrer dans des catégories de norme ou de notion « grise » du droit international bien que chacune d’elles ait connu une évolution particulière qui correspond à sa propre portée. À la suite de ce constat et bien que la légitime défense, l’agression et le terrorisme soient spécifiques, il faut se demander pourquoi de telles zones grises existent ou apparaissent en droit international. Il faut remarquer qu’en ce qui a trait à la légitime défense, en ce qui concerne le droit des peuples, voire même l’agression et le terrorisme, ces normes ou notions touchent directement l’élément essentiel de la société internationale jusqu’à aujourd’hui : l’État » (B. Sierpinski, op.cit., p. 114).
[13] « Le Conseil de sécurité appelle les États à réprimer les actes terroristes commis par Daech », Centre de Nouvelles de l’Onu, 20 novembre 2015.
[14] « L’ONU autorise "toutes les mesures" contre l’Etat islamique », Marie Bourreau, Le Monde, 21 novembre 2015.
[15] Traduction libre de l’auteur de : « Resolution 2249, on the other hand, is constructed in such a way that it can be used to provide political support for military action, without actually endorsing any particular legal theory on which such action can be based or providing legal authority from the Council itself. The creative ambiguity in this resolution lies not only in the fact that it does not legally endorse military action, while appearing to give Council support to action being taken, but also that it allows for continuing disagreement as to the legality of those actions”. Cf. “The Constructive Ambiguity of the Security Council’s ISIS Resolution”, D. Akande & M. Milanovic, EJIL Talk, November 21, 2015.
[16] “PM statement responding to FAC report on military operations in Syria”, 10 Downing Street, November 26, 2015.
[17] “David Cameron’s Response to the Parliament’s Report on Syria”, by David Cameron, Voltaire Network, 26 November 2015.
[18] Selon le Département d’État au moment de l’annoncer en septembre, on dénombre une soixantaine d’États. Selon cette première liste, on notera que la Suisse ne figure pas parmi les États européens membres de cette coalition. Seuls participent l’Égypte, le Maroc, le Nigéria, la Tunisie et la Somalie pour ce qui concerne le continent africain ; souvent isolé dans ses décisions, le Panama constitue le seul État de l’Amérique Latine participant à la dite coalition contre ISIS. Dans sa comparution devant les sénateurs (voir « Débat au Sénat français sur l’engagement militaire en Syrie », Réseau Voltaire, 25 novembre 2015.), le chef de la diplomatie française a précisé que « Une trentaine d’État sont engagés militairement dans la coalition ».
[19] « Déclaration conjointe sur les actions militaires récentes de la Fédération de Russie », Ministère français des Affaires étrangères, 2 octobre 2015.
[20] Voir son rapport précité présenté devant la Chambre des Communes.
[21] Voir le graphique 3 de cette note de la BBC « US-led coalition air strikes in Iraq », November 26, 2015.
[22] “US confirms 14 air strikes against Isis in Syria”, The Guardian, September 23, 2014.
[23] “Syria air strikes : US launches attack on Isis as jihadist group warns of retribution”, Heather Saul, The Independent, April 21, 2015.
[24] « Lettre de l’Irak au Conseil de sécurité (lutte contre Daesh) », Réseau Voltaire, 20 septembre 2014.
[25] Traduction libre de l’auteur de “On the basis of the reasoning of the Court and the responses of states to the recent interventions in Mali by France and in Syria by Russia, it is argued here that there is no such rule that prohibits an intervention in a civil war if the invitation comes from the government. It is thus submitted that the Russian intervention in Syria is in accordance with international law”. Cf. “Russia’s Intervention in Syria”, L. Visser, EJIL-Talk, 25 November 2015.
[26] “Australian fighter jets bomb Isis tank in east Syria airstrike, says Kevin Andrews”, Shalailah Medhora, The Guardian, September 16, 2015.
[27] “Turkey carries out first air strikes with US-led forces against Isis in Syria”, Suzan Frase, The Independent, September 16, 2015.
[28] “Britain Says It Killed 3 ISIS Suspects in First Drone Strike in Syria”, Stephen Castle, The New York Times, September 7, 2015.
[29] « Cameron révèle que le Royaume-Uni a mené une première frappe en Syrie », AFP, 7 septembre 2015.
[30] On lit, page 16, que « On 21 October 2014, the Defence Secretary announced to Parliament that he was authorising flights of manned and unmanned surveillance aircraft over Syria to gather intelligence against ISIL”. Rien n’est dit sur des opérations d’un autre type menées en Syrie.
[31] « Lettre du Royaume-Uni au Conseil de sécurité (bombardements en Syrie) », Réseau Voltaire, 7 septembre 2015.
[32] « Syrie : Salim Benghalem, la cible des frappes françaises à Rakka », Jacques Follorou, Le Monde, 17 octobre 2015.
[33] « Les bombardements français en Syrie sont-ils légaux ? », Pierre Alonso, Libération, 13 octobre 2015
[34] “David Cameron’s Response to the Parliament’s Report on Syria”, by David Cameron, Voltaire Network, 26 November 2015.
[35] À titre d’exemple, nous renvoyons le lecteur à l’étrange proposition faite par le Royaume-Uni aux délégués de la Palestine quelques jours avant le vote du 29 Novembre 2012 au sein de l’Assemblée générale des Nations unies. « Le nouveau statut de membre de la Palestine : une perspective latinoaméricaine », N. Boeglin, Sentinelle, SFDI, Bulletin 329 (janvier 2013).
[36] « La France a mené ses premières frappes en Syrie », Nathalie Guibert, Le Monde, 27 septembre 2015.
[37] « Discours de François Hollande à la 70ème Assemblée générale de l’Onu », par François Hollande, Réseau Voltaire, 28 septembre 2015.
[38] Ibid.
[39] “Canada launches first air strikes in Syria”, BBC, April 9, 2015.
[40] “First UK airstrikes in Syria ‘two weeks away’”, Middle East Monitor, November 22, 2015.
[41] “Legal basis for UK military action in Syria”, by Arabella Lang, Voltaire Network, 26 November 2015.
[42] Voir le chapitre « Possible diplomatic, political and military risks of extending airstrikes into Syria ».
[43] “Syria airstrike protesters rally across UK - as it happened”, The Guardian, November 28, 2015.
[44] “Canada to end airstrikes in Syria and Iraq, new prime minister Trudeau says”, Jessica Murphy, The Guardian, October 21, 2015.
[45] Traduction libre de l’auteur de la phrase « There is no escaping : the conclusion that Canada’s air strikes on Syria are on shaky, or at least shifting, legal ground”. Cf. « Canada’s Military Operations against ISIS in Iraq and Syria and the Law of Armed Conflict”, R.J. Lesperance, Vol. 10, Canadian International Lawyer (2015).
[46] « Vendredi soir, des attentats meurtriers ont touché la France en plein cœur », Syndicat de la Magistrature, 16 novembre 2015.
[47] « Etat d’urgence en France : restons vigilants », Amnesty International France, 19 novembre 2015.
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