La commission a entendu M. Dominique Moïsi, Conseiller spécial de l’Institut français des relations internationales (IFRI), sur la crise irakienne et ses répercussions.
Après avoir estimé que la guerre apparaissait désormais certaine, M. Dominique Moïsi a rappelé, en premier lieu, les difficultés qu’avaient récemment rencontrées les Etats-Unis dans la mise en oeuvre de leur stratégie, relevant notamment le refus du Parlement turc d’accepter le déploiement de troupes américaines en vue d’une attaque de l’Irak. Cependant, a estimé M. Dominique Moïsi, cette décision qui n’est pas de nature à réduire la détermination américaine, n’emporte par ailleurs pas que des inconvénients pour les Etats-Unis, l’éventualité d’une occupation du Kurdistan irakien par les troupes turques risquant de poser de nombreuses difficultés pourl’après-Saddam Hussein.
Analysant ensuite la position de la France, qu’il a considérée comme un " pari audacieux, risqué, voire imprudent ", M. Dominique Moïsi a souligné qu’elle exprimait le sentiment d’une large majorité de Français etd’Européens opposés à la guerre. Au sein des opinions publiques, on ne peut établir de distinction entre " nouvelle " et " vieille " Europe, le mouvement d’opposition à la guerre ayant démontré l’émergence d’une société civile européenne. Les gouvernements européens restent en revanche, pour leur part, divisés dans leur approche de la crise, la " Lettre des Huit " étant apparue comme une violation de l’esprit et des règles des traités européens et un recul de la construction d’une politique étrangère et de sécurité commune. M. Dominique Moïsi a en outre estimé que la position française était très dépendante de l’évolution des positions russe et chinoise, la Chine, et vraisemblablement la Russie, ayant un intérêt stratégique à s’abstenir en cas de vote sur une seconde résolution américaine. La France risque donc, a estimé M. Dominique Moïsi, d’être seule à envisager d’utiliser son droit de veto, ce qui emporterait de lourdes conséquences pour l’Europe et, au-delà, pour le système international, en rendant l’intervention américaine illégitime. A l’opposé, une abstention de la France serait néanmoins délicate à expliquer à l’opinion publique, après que notre pays eut été à la pointe du mouvement opposé à la guerre.
Abordant alors les conséquences à terme du futur conflit, M. Dominique Moïsi a estimé que l’alliance transatlantique traversait la plus grave crise depuis la fin de la guerre froide. Il a fait observer que l’Europe et les Etats-Unis n’étaient plus, comme dans le passé, unis par le combat commun contre le communisme et que la politique extérieure américaine avait été profondément modifiée par les attentats du 11 septembre 2001 et l’arrivée aux responsabilités d’une administration républicaine dominée par un nationalisme de nature religieuse. Les Etats-Unis développent aujourd’hui une vision stratégique très ambitieuse, qui pourrait, toutes proportions gardées, se rapprocher de la stratégie du " roll back " prônée, dans l’après-guerre, par le Secrétaire d’Etat John Foster Dulles. Les Américains ont la volonté d’agir sur les événements de manière dynamique, notamment en modifiant profondément la carte du Moyen-Orient, alors que cette politique apparaît à beaucoup d’Européens comme irréaliste. Enfin, M. Dominique Moïsi, s’il a jugé que la guerre serait vraisemblablement rapide, compte tenu du différentiel de puissance et de l’affaiblissement de la détermination irakienne, s’est interrogé sur le risque, pour les Etats-Unis, et pour les Européens avec eux, de perdre la paix.
A la suite de l’exposé de M. Dominique Moïsi, un débat s’est engagé avec les commissaires.
M. Xavier de Villepin s’est interrogé sur l’influence que pouvait avoir sur la position du président russe Poutine la proximité des élections législatives et présidentielles, alors que sa politique de rapprochement avec l’Occident est contestée. Il s’est également demandé si une conciliation était encore possible pour prévenir le conflit, au moment où on assiste à une évolution sensible de la position irakienne sur la question du désarmement et qu’il persiste des incertitudes sur la gestion de l’après-guerre.
M. Jean-Pierre Masseret s’est inquiété du risque de " vassalisation " de l’Europe par rapport aux Etats-Unis que comportait la position de certains de nos partenaires européens actuels ou futurs. Il s’est interrogé sur la possibilité, pour les Européens, de sortir " par le haut " de la crise en dépassant leur absence actuelle de cohésion par une relance du projet politique européen fondé notamment sur la construction de l’Europe de la défense.
M. Robert Del Picchia s’est interrogé sur les possibilités d’éviter la guerre et de favoriser le travail des inspecteurs, ainsi que sur la capacité des Etats-Unis à assurer l’administration de l’Irak après la chute de Saddam Hussein.
M. Pierre Biarnès a souligné la volonté de l’élite russe de ne plus reculer vis-à-vis des Etats-Unis. Il a relevé les difficultés de gestion de l’après-guerre en Afghanistan, estimant que les Etats-Unis y avaient perdu la paix. Pour lui, la France, par sa position, s’était acquis une forte popularité, notamment dans le monde musulman, et, en dépit d’un éventuel isolement, elle en sortirait grandie.
M. Serge Vinçon s’est demandé comment la France pourrait jouer un rôle à la fois dans la construction de la paix, en partenariat avec les pays arabes, et dans la reconstruction d’un projet européen aux côtés de l’Allemagne.
M. Didier Boulaud, après avoir estimé que la solution la plus favorable pour la France serait que le projet de résolution américain n’obtienne pas la majorité au Conseil de Sécurité, s’est interrogé sur les conditions d’une éventuelle association de la France au conflit, sur les ambiguïtés de la position de M. Tony Blair vis-à-vis de l’Europe de la défense et enfin sur les conséquences régionales du conflit, notamment par le développement du terrorisme.
Mme Danielle Bidard-Reydet s’est étonnée que certains gouvernements souhaitent engager un conflit avec l’Irak au nom de la démocratie, alors qu’ils ne se rangent pas à l’opinion majoritaire de leur population, défavorable à la guerre. Elle s’est demandé dans quelle mesure la pression pouvait encore s’accroître pour accélérer le désarmement de l’Irak, certaines déclarations d’autorités américaines laissant entrevoir que le conflit se produirait quoi qu’il arrive. Elle a estimé que l’usage éventuel, par la France, de son droit de veto faisait l’objet d’une dramatisation excessive, alors qu’il s’agit d’une pratique utilisée à de multiples reprises au sein du Conseil de sécurité. Elle a considéré que si la France renonçait à exercer son veto, elle compromettrait l’influence et le capital de confiance que lui ont valus ses positions au cours des derniers mois.
Mme Hélène Luc a souligné l’écho rencontré de par le monde par les positions défendues par la France. Elle a évoqué la possibilité, pour les Etats-Unis, de ne pas soumettre au vote le projet de résolution co-signé avec la Grande-Bretagne et l’Espagne. Elle a interrogé M. Dominique Moïsi sur la démarche des pays arabes en vue d’une démission de Saddam Hussein.
M. Guy Penne a évoqué l’hypothèse d’une évolution des opinions publiques si la présence d’armes de destruction massive en Irak venait à être confirmée après le conflit.
M. André Dulait, président, s’est interrogé sur les perspectives de l’Alliance atlantique, au vu notamment des projets de modification des stationnements de troupes américaines en Europe.
A la suite de ces interventions, M. Dominique Moïsi a apporté plusieurs précisions.
S’agissant de la Russie, il a estimé que sa politique prenait désormais très largement en compte la défense des intérêts économiques nationaux. Le Président Poutine lui-même a déclaré à diverses reprises qu’au moment où le Moyen-Orient devient une région de plus en plus instable et dangereuse, la Russie peut offrir au monde occidental une source d’approvisionnement beaucoup plus sûre en gaz naturel et en pétrole. Dans cette perspective, et plutôt que de s’opposer à Washington, il est tentant pour Moscou de chercher à profiter de la situation nouvelle que créerait un changement de régime à Bagdad pour renforcer considérablement les parts de marché des compagnies pétrolières russes, majoritairement en Irak mais également dans tout le Moyen-Orient. Ainsi, M. Dominique Moïsi a-t-il jugé probable que la Russie, en dernier ressort, se désolidarise de la position jusqu’à présent soutenue par la France.
Il a ensuite évoqué l’attitude des autorités irakiennes, estimant que les signes récents en matière de désarmement étaient à la fois trop limités et trop tardifs, Bagdad s’efforçant manifestement de gagner du temps afin de retarder les opérations militaires jusqu’à la période des fortes chaleurs. Il a ajouté que dans l’hypothèse où les troupes américaines, une fois entrées en Irak, mettraient à jour d’importants stocks de munitions chimiques ou biologiques dissimulées jusqu’à présent, le système des inspections internationales s’en trouverait durablement déconsidéré.
S’agissant des opérations militaires, M. Dominique Moïsi a estimé qu’elles viseraient essentiellement à détruire les centres de contrôle et de commandement irakiens, ainsi que quelques objectifs stratégiques, et à sécuriser les puits de pétrole. La prise de contrôle du territoire irakien ne s’étendrait pas jusqu’à Bagdad, en l’attente de la chute du régime que certains observateurs jugent probable. A cet égard, une récente étude de l’International Crisis Group (ICG), réalisée à partir d’enquêtes sur place, considère qu’une majorité de la population irakienne souhaite que le conflit permette le départ de Saddam Hussein.
Abordant les incidences de la crise actuelle sur la construction européenne, M. Dominique Moïsi a rappelé que la France avait toujours vu dans le projet européen un multiplicateur de puissance. Il apparaît aujourd’hui que l’Europe, et notamment l’Europe élargie, seule à même de s’affirmer comme un ensemble politique disposant des moyens de ses ambitions, ne peut se construire contre les Etats-Unis.
Evaluant l’attitude du gouvernement britannique, M. Dominique Moïsi a salué en Tony Blair un dirigeant qui agit selon ses convictions profondes, et ce indépendamment du sentiment de son parti ou de l’opinion publique.
En ce qui concerne l’après-guerre, il a souligné que la capacité de la France et de l’Europe d’y apporter une contribution active serait étroitement conditionnée aux positions prises avant le conflit : l’isolement durant " l’avant-conflit ", dont la traduction maximale serait l’usage par la France de son droit de veto, compromettrait toute implication dans la reconstruction et " l’après-conflit ".
Le rapprochement franco-allemand, a poursuivi M. Dominique Moïsi, est aujourd’hui bienvenu, mais il traduit plus des facteurs circonstantiels qu’un retour aux relations des dernières décennies. Les responsables allemands mesurent en outre actuellement le risque pris en s’opposant à tout scénario de conflit armé, y compris avec l’aval des Nations unies.
M. Dominique Moïsi a ensuite analysé les conséquences d’un conflit sur l’ensemble de la région moyen-orientale. Il a précisé que certains milieux diplomatiques américains estiment qu’un changement de régime à Bagdad mettrait les Etats-Unis en position de force pour exiger d’Israël une évolution de sa politique sur la question palestinienne. Cette idée rejoint l’aspiration, sans doute illusoire, à l’instauration d’un arc de stabilité s’appuyant sur l’Irak, la Turquie, l’Iran et Israël, permettant la diffusion de la démocratie dans toute la région.
M. Dominique Moïsi a conclu en estimant que l’attitude actuelle des Etats-Unis rappelait la conception " bismarckienne " des relations internationales, fondée sur l’intérêt des Etats, en vigueur en Europe à la fin du XIXe siècle, alors que certains européens témoignent aujourd’hui d’une approche plus " internationaliste ", à l’image des Américains il y a plus d’un siècle. Il a ajouté que la détermination américaine actuelle reposait sur une dimension religieuse et une vision fondamentalement optimiste des effets bénéfiques de la puissance, avec tous les risques que cela comporte.
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