L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est sans doute la question la plus délicate à laquelle cette institution doit faire face, car elle mélange l’émotion et la réalité. La Turquie sera peut-être prête à adhérer à l’Union dans dix ans, mais est-ce que l’Union sera prête à intégrer la Turquie à ce moment-là ? Le conflit Est-Ouest de la Guerre froide a laissé la place à un conflit avec l’islam fondamentaliste et l’Europe fait face à un choix complexe. Si elle veut continuer à exporter son modèle de tolérance, de réconciliation et de prospérité, la Turquie est le bon pays à intégrer au bon endroit et au bon moment. Mais l’Europe est en quête de sa propre identité politique, géographique et cela n’encourage pas à la générosité et aux visions à long terme devant le risque de la dissolution.
D’après les sondages, 75 % des Français sont opposés à l’adhésion de la Turquie et ils fondent leur jugement sur des stéréotypes déguisés en bon sens. Sans l’accord de la France, il est douteux que la Turquie puisse entrer en Europe. Les racines émotionnelles de ce refus se trouvent dans la globalisation qui accroît la crainte de l’inconnu, dans le 11 septembre (qui rend l’entrée de la Turquie plus nécessaire et plus effrayante) et dans le récent élargissement de l’Europe qui joue contre la Turquie car l’Europe est déjà en phase d’ajustement de son passage de 15 à 25. Il existe également trois facteurs spécifiquement français : la difficulté de la France à intégrer sa population musulmane, le concept français de laïcité face à un pays certes laïc, mais où la pratique musulmane se développe, et la crise d’identité française face à l’Europe qui fait craindre aux Français que la Turquie ne fasse partie d’un complot anglo-saxon contre la conception française de l’Europe.
Les Turcs doivent comprendre que le débat sur leur pays n’est pas lié aux Droits de l’homme ou à l’économie, mais à l’essence même de leur pays. Ils doivent donc se montrer imaginatifs pour rassurer l’Europe.

Source
International Herald Tribune (France)
L’International Herald Tribune est une version du New York Times adaptée au public européen. Il travaille directement en partenarait avec Haaretz (Israël), Kathimerini (Grèce), Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne), JoongAng Daily (Corée du Sud), Asahi Shimbun (Japon), The Daily Star (Liban) et El País (Espagne). En outre, via sa maison-mère, il travaille indirectement en partenarait avec Le Monde (France).

« Europe is not ready to swallow Turkey », par Dominique Moisi, International Herald Tribune, 22 octobre 2004.