Nous reproduisons ici un article du stratège sioniste Dominique Moisi, diffusé dans les pages « opinions » de plusieurs grands journaux par Project Syndicate (une société de George Soros). L’auteur revendique avec une étonnante franchise la victoire de facto d’Israël sur les États arabes, désormais trop divisés et trop occupés à se faire la guerre entre eux pour continuer à la faire à la colonie juive de Palestine.
La guerre en Irak – qui a conduit à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003 – a eu un vainqueur évident : l’Iran. L’intervention militaire menée par les États-Unis a été à l’origine de l’affaiblissement des alliés traditionnels de l’Amérique, les régimes sunnites au Moyen-Orient, et du renforcement de son principal ennemi dans la région, la République islamique.
Dix ans plus tard, il semblerait que nous assistions une nouvelle fois à des développements ironiques dans la région : Israël semble pour l’instant être le seul véritable vainqueur des révolutions du printemps arabe. La plupart des Israéliens contesteraient avec force cette interprétation. Leur environnement régional est beaucoup plus instable et imprévisible. Le système israélien de défense antimissile « Dôme de fer » interceptait il y a quelques jours une roquette lancée depuis le Sinaï qui visait le port d’Eilat. Contrairement au passé, aucune frontière israélienne n’est désormais sûre, surtout le long de la frontière avec l’Égypte. Aucune alliance implicite ne peut être garantie. Tous les scénarios sont ouverts. Israël peut-il rester une oasis de stabilité, de sécurité, de modernité et de croissance économique dans un environnement si explosif ?
La réponse est non, bien sûr. Israël pourrait être tenté de se considérer comme un genre d’arche de Noé d’aujourd’hui, mais ce n’est pas le cas. Tel-Aviv est devenue un mélange de San Francisco, Singapour et São Paulo, mais la ville demeure toujours à moins de 300 kilomètres de Damas. Pour les pessimistes (ou les réalistes, selon votre point de vue), Israël doit rester en alerte maximale pour limiter les risques auxquels il est confronté. Mais surtout, de nombreux Israéliens (si ce n’est la plupart d’entre eux) estiment que ce n’est pas le moment de faire preuve d’imagination ou d’audace. La reprise du processus de paix avec l’Autorité palestinienne n’est qu’une façade. Israël ne peut simplement pas ignorer les Américains comme le fait l’armée égyptienne alors même qu’elle massacre ses opposants islamistes.
Mais une lecture très différente de la situation actuelle est aussi envisageable. Ce qui a commencé comme une révolution, au sens dix-huitième siècle du terme, devient une réédition des guerres religieuses entre les catholiques et les protestants qui ont ravagé l’Europe de 1524 à 1648, tout comme les sunnites et les chiites s’opposent aujourd’hui (en Égypte, cependant, nous assistons clairement au retour d’un État militaire policier). On peut contester cette interprétation eurocentrique, mais ce qui est clair est que le Moyen-Orient musulman sera trop impliqué dans ses luttes intestines pour s’inquiéter des Palestiniens ou de l’existence d’Israël. La guerre contre les juifs ou les chrétiens est nécessairement reléguée au second plan (excepté là où les minorités chrétiennes sont perçues comme des alliés du régime, comme en Égypte et en Syrie).
Dans certains cas, la coopération avec Israël est explicite. Parce qu’il se bat pour sa propre survie dans un environnement fortement contesté, le régime syrien a besoin de la collaboration d’Israël en matière de sécurité. En effet, les forces israéliennes et jordaniennes travaillent désormais ensemble pour assurer la sécurité de leurs frontières respectives contre les infiltrations jihadistes depuis l’Irak ou la Syrie, tandis que l’Égypte et Israël partagent maintenant un objectif commun au Sinaï. Le paradoxe des révolutions arabes est donc qu’elles ont contribué à l’intégration d’Israël en tant que partenaire stratégique (pour certains pays) dans la région. À ce jour, la seule guerre civile syrienne a fait plus de victimes arabes que l’ensemble des guerres israélo-arabes.
Bien sûr, il ne faudrait pas en tirer de mauvaises conclusions. Il se peut qu’Israël soit, plus que jamais, devenu un partenaire stratégique clé pour certains régimes arabes, ou un allié de facto contre l’Iran (comme il l’est pour l’Arabie saoudite). Mais cela n’implique pas que les voisins d’Israël se soient résolus, sur le plan émotionnel, à son existence parmi eux. Et cela ne veut pas dire non plus qu’Israël puisse agir à sa guise, où et quand il le désire. Au contraire, le gouvernement israélien ne devrait pas utiliser les troubles régionaux pour justifier de ne rien faire afin de résoudre le conflit avec les Palestiniens. Les conditions actuelles, bien que confuses de l’avis de tous, peuvent être envisagées comme une fenêtre d’opportunité – un moment pour envisager de sérieux sacrifices dans l’intérêt d’une survie à long terme.
Israël devrait s’adresser au monde arabe en ces termes : « Il se peut que vous ne m’aimiez pas, et que vous ne m’aimerez jamais, mais je ne suis pas – et je n’aurais jamais dû être – votre principale préoccupation. Il est clair aujourd’hui que vous avez d’autres priorités. »
Le bourbier arabe ne crée peut-être pas les conditions de paix et de réconciliation entre les Israéliens et les Palestiniens. Mais il a fait de la « trêve stratégique » encouragée par de nombreux dirigeants arabes la seule alternative concevable. Les Arabes ne peuvent pas être à la fois en guerre contre eux-mêmes et contre Israël. Les événements chaotiques qui se déroulent au Moyen-Orient peuvent – et doivent – modifier l’approche et les perceptions des protagonistes. Il ne faut plus se contenter de considérations à court terme. Les dirigeants israéliens doivent ajuster leur raisonnement stratégique à long terme à ce Moyen-Orient qui finira par émerger de l’actuel désordre.
Cela signifie de ne pas exploiter l’opportunité aujourd’hui offerte de construire plus d’implantations sur les terres palestiniennes, ou de développer les implantations existantes ainsi que le gouvernement de Benjamin Netanyahu semble déterminé à le faire. Israël pourrait bien être l’actuel vainqueur des printemps arabes ; mais par sagesse, il devrait laisser le butin de la victoire sur le terrain.
© Project Syndicate, 2013. Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats.
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