Q - (...) Commençons, si vous le voulez bien, par la guerre en Irak. Il y a trois jours, à Clermont-Ferrand, vous avez dit : "il faut choisir son camp et la France est carrément, franchement dans le camp américain et britannique". Est-ce que cela veut dire que vous imprimez un nouveau cap à l’attitude française et pourquoi ?

R - Ce n’est pas un nouveau cap, c’est le cap qui a été celui de la France depuis le début de cette crise, que nous avons vu venir avec une extrême gravité. Je dois dire qu’il faut bien évidemment mesurer combien une guerre est pleine d’horreurs, et on voit aujourd’hui se multiplier les horreurs. On s’attendait à une sorte de guerre du 21ème siècle, technologique, très, finalement, rapide, sans morts, une guerre virtuelle, comme on a dans les jeux vidéo, et finalement, cette guerre ressemble aux horribles guerres du 20ème siècle, avec du corps à corps, avec des morts, avec des maternités bombardées. Donc c’est une extrême violence. Cette violence, évidemment, nous la ressentons profondément et nous la ressentons avec d’autant plus de dureté qu’on a toujours pensé qu’il y avait un autre chemin que cette guerre, et quand je dis "nous", c’est la France sous l’autorité du président de la République qui, à l’ONU, a mené ce combat auprès de l’ensemble des Nations.

Q - Mais en même temps, vous êtes le premier à avoir affirmé l’ancrage de la France dans l’OTAN…

R - Je le dis clairement : il ne peut pas y avoir d’hésitation pour la France ; nous ne pouvons pas être dans le camp des dictatures, et donc nous le disons clairement. Nous ne sommes pas, évidemment, favorables à la victoire d’une dictature ; il est clair aussi que les erreurs ont été manifestes sur ce dossier. Et les Américains ont fait une triple erreur. D’abord, je crois vraiment une erreur morale. Il faut le dire, il y avait une autre alternative à la guerre ; on pouvait désarmer l’Irak autrement. Et d’ailleurs, ils n’ont pas réussi à rassembler une majorité sur leurs thèses parmi les Nations.

Ensuite, une erreur politique, parce que nous connaissons bien les difficultés de cette région du monde. Nous voyons combien le conflit israélo-palestinien est grave, et à chaque instant, il peut embraser le monde. C’est une grave erreur politique que de jeter le trouble dans cette région. Et puis, il y a une erreur stratégique, cette idée unipolaire, cette idée qu’une nation aujourd’hui peut mener le monde. Nous croyons vraiment que le monde doit être équilibré avec plusieurs grands pôles ; c’est pour ça que je suis très européen, que nous sommes très européens, parce que l’Europe est l’un des pôles. Donc il est évident que nous ne sommes pas du tout solidaires de la dictature et du dictateur, mais nous disons clairement à nos amis américains, et on peut leur dire avec franchise, puisque ce sont des alliés : "vous avez fait une erreur grave sur ce dossier", et la France est dans cette affaire très déterminée et a le sentiment d’avoir fait son devoir.

Q - Monsieur le Premier ministre, le fait que vous insistiez beaucoup, depuis le début de la semaine, sur la nécessité de choisir son camp, est-ce que cela veut dire que vous avez des inquiétudes sur l’état de l’opinion publique française sur ce sujet ? Que répondez-vous tout simplement aux Français, qui disent : "moi, je ne choisis pas de camp, mon camp, c’est le camp de la paix" ? Est-ce que c’est une position neutre que vous condamnez par exemple ?

R - Je pense que le camp de la paix, c’est quelque chose qui est ambigu ; nous sommes dans le camp de la paix parce que nous sommes dans le camp du droit. Nous ne sommes pas, en France, des pacifistes, le pacifisme n’est pas notre doctrine. Nous faisons une loi de programmation militaire, et nous pensons que si nous avons une place - et cela a été bien utile au Conseil de sécurité - de membre permanent, c’est parce que justement, nous savons faire les efforts de défense et mettre de la force au service du droit. Donc cette position est très claire : nous ne sommes pas des pacifistes, mais nous sommes pour le droit, et nous pensons que dans cette guerre, aujourd’hui, on est passé à côté du droit. Et c’est pour ça que le combat qui est le nôtre, c’est le combat au nom du droit. Ce qui me gêne - et c’est pour ça qu’il faut être vigilant, il faut le dire aux Français ; moi, je suis venu dire la vérité ici - donc je voudrais qu’on fasse attention à un syllogisme. Premièrement : cette guerre n’était pas forcément utile. Deuxièmement : les bombardements, les horreurs d’une guerre, les attitudes des uns et des autres, et notamment les attaques américaines, apparaissent comme très violentes. Troisièmement : le peuple irakien souffre. Quatrièmement : alors nous aurions de la tendresse pour Saddam Hussein ? Non. N’allons pas au bout de ce raisonnement, ce n’est pas parce que nous condamnons la démarche que nous avons quelque sympathie que ce soit pour Saddam Hussein.

Q - Vous dites cela parce que vous sentez un trouble dans l’opinion sur ce sujet ?

R - Je dis cela parce que c’est la vérité. Je dis cela parce que nous nous sommes battus partout, avec vraiment beaucoup de conviction. Et je vais vous dire franchement que, durant ces quelques mois que j’ai passés à Matignon, si j’ai eu de temps en temps des moments de fierté - ce n’est pas un lieu où on est en général fier, on est au travail et on est malmené, on est secoué, de temps en temps -, j’ai eu ces moments quand j’ai vu combien le président de la République portait haut et fort ce message, et que des millions de gens défilaient dans le monde entier, derrière le drapeau français.

Q - Vous n’avez jamais eu aucun doute d’ailleurs dans cette période, vous, qui avez été assez silencieux, mais c’est normal dans le jeu de la Vème République. Vous ne vous êtes pas dit un jour : mais au fond…

R - Je voyais les téléspectateurs ou les gens que vous avez interrogés tout à l’heure se poser des questions : parle-t-il, ne parle-t-il pas ?

Q - Vous ne vous êtes pas dit : mais au fond, est-ce qu’on a forcément, nous, raison, les Français, et les Américains, tort…

R - Le président de la République conduit la politique de la France. Il est clair que j’anime le gouvernement. Il est clair que les options politiques, nous les travaillons ensemble, le président a porté haut et fort ce message. Ce que je tiens à dire simplement aux Françaises et aux Français, c’est que dans cette guerre, il faut être très vigilant, les uns et les autres, pour ne pas faire d’amalgame, pour faire en sorte que, notamment, dans notre société, à l’intérieur de la République française, on n’importe pas le conflit pour générer des tensions. Une guerre porte toujours des horreurs, elle porte toujours des drames, il n’y a pas de guerre heureuse, et c’est pour ça que cette guerre-là n’est pas, pour nous, une guerre que nous avons souhaitée, et vraiment, j’invite tout le monde à être très vigilant sur cette situation.

Q - C’est un message qui a aussi rassuré certains de vos amis politiques, qui étaient un peu troublés par la fermeté, sinon la raideur française, vis-à-vis de ceux que le président de la République a appelé les belligérants ?

R - Nous n’avons pas d’hésitation, il y a eu des débats un peu polémiques sur le sujet, il n’y a aucune hésitation. La démocratie américaine est fille de la démocratie européenne. Donc entre démocratie et dictature, la France ne se trompe pas. Mais il va de soi que nous sommes très inquiets de voir dans cette région du monde une guerre qui produit un drame profond, qui s’attaque à un peuple de manière particulièrement violente. Et dans ce contexte-là, nous disons : la situation est dangereuse.

Q - Alors vous dites "situation dangereuse", à l’intérieur, dans l’Hexagone. On sent aussi des Français inquiets par exemple sur leur propre sécurité. Est-ce que vous avez eu depuis le début de cette guerre, et même dans les jours qui ont précédé, des menaces ? Je sais qu’il y a un plan Vigipirate qui est appliqué, qui est maintenant gradué, est-ce que vous êtes inquiet ?

R - Nous sommes vigilants, nous n’avons pas de menace particulière, et je le dis aux Français, il n’y a pas lieu d’être fébrile. Nous n’avons pas de menace précise et nous avons fait des efforts très importants pour renforcer nos services de renseignements. Donc nous sommes bien informés, nous n’avons pas de menace précise. Mais il faut naturellement être très vigilant. Aujourd’hui, le terrorisme est en train de changer. Avec une petite bouteille, on peut faire beaucoup de dégâts aujourd’hui. Donc, le terrorisme ne coûte pas aussi cher qu’il coûtait auparavant ; il n’est pas aussi difficile à organiser, donc il est plus difficile à détecter, c’est pour ça que nous sommes particulièrement vigilants. Mais dès que je suis arrivé, nous avons engagé la réforme du plan Vigipirate dès le mois de juillet, parce qu’on a bien vu, depuis les attentats du 11 septembre, qu’il y avait un certain nombre de menaces, et nous avons été touchés, nous, la France, dans notre chair, avec l’attentat de Karachi. Donc nous avons bien senti qu’il était nécessaire de pouvoir organiser une mobilisation nationale avec un outil renforcé, avec des renseignements développés, avec un système Vigipirate gradué qui nous permet de mettre des moyens supplémentaires et une organisation particulièrement vigilante de tous les services de l’Etat. C’est pour cela que tous les dirigeants de la fonction publique, les préfets, les recteurs, l’ensemble des acteurs des services de l’Etat ont été informés des risques et sont particulièrement vigilants sur la situation.

(...)

Q - Monsieur le Premier Ministre, cette hiérarchie dans les préoccupations des Français vous surprend-elle ?

R - Je pense que les Français sont très lucides. Je vois qu’il y a une crainte sur les attentats, je crois qu’il faut en effet que tous soient vigilants, parce que cette vigilance-là est à la fois une affaire de pouvoirs publics, mais c’est aussi une affaire de citoyen. Donc, tout le monde doit être très attentif - je le dis et avec sérieux - même si nous n’avons pas de menace précise. Mais ce que je veux dire, c’est que nous n’avons pas peur. La France s’est organisée sur ces sujets, nous sommes vigilants, nous sommes courageux, et la France n’a pas peur dans cette situation.

Q - Est-ce que vous pensez que la politique de la France vis-à-vis du conflit irakien la met davantage à l’abri que d’autres pays occidentaux ?

R - Je n’irais pas jusqu’à ce degré d’optimisme, puisqu’il y a aussi des intérêts étrangers en France qui, eux, pourraient être menacés. Donc notre vigilance est complète et totale. Mais je crois vraiment pouvoir dire aujourd’hui que nous avons une organisation et une capacité de sérénité pour traiter tous les sujets qui nous sont posés. Et dès que nous avons un certain nombre d’indications, nous déclenchons des procédures très structurées qui nous permettent aujourd’hui de pouvoir dire qu’il n’y a pas de menace précise sur la France.

Q - Quand on perçoit ces tensions-là, quand on vérifie, hélas, dans quelques manifestations récentes, qu’il y a eu vraiment de la "castagne", il y a eu vraiment de la violence raciste, notamment contre deux jeunes juifs à la place de la Concorde, près de l’ambassade des Etats-Unis, à Paris, est-ce qu’il ne faut pas se dire qu’en fait, le discours républicain sur l’intégration ne fonctionne pas, qu’on s’est beaucoup payé de mots et que la classe politique dans son ensemble a fait preuve, sur ces questions-là, d’une grande myopie ?

R - En tous cas, l’intégration dans la République n’a pas fonctionné comme elle aurait dû fonctionner. Donc ce n’est pas le discours sur la République qui est à mettre en cause ; au contraire, il faut le renforcer, le mettre en pratique, partager davantage la République, mais mettre en cause les échecs de l’intégration et corriger ces échecs pour permettre une meilleure intégration. Je suis très préoccupé par cette situation. Il est inacceptable que dans une démocratie comme la France, on voit monter l’antisémitisme, on voit monter le racisme, et c’est vrai qu’aujourd’hui nous sommes dans une tendance qui est une tendance négative. Et c’est très préoccupant, parce qu’au fond, on le voit bien, tout le combat de la civilisation, c’est la part d’animalité contre la part d’humanité. Et la guerre fait ressortir l’animalité, et nous, nous sommes dans le camp de l’humanité, et l’humanité, c’est le respect de l’autre, quelle que soit sa religion, quelle que soit son origine. C’est ça, la France, c’est ça, la valeur républicaine. Il est inacceptable qu’on ne respecte pas un Français quel qu’il soit pour des raisons d’origine, pour des raisons de couleur de peau, pour des raisons de religion. Et donc il y a une vraie colère en moi sur ces sujets-là. Je crois qu’il faut affirmer le pacte républicain. Il faut aussi qu’on redonne, je pense, de la force à la laïcité, pour qu’on puisse pratiquer sa religion dans la dignité dans notre pays, mais qu’on ne confonde pas la religion et la politique. Je vois que dans le monde aujourd’hui, on met Dieu dans tous les combats politiques, ce n’est pas le choix de la France. Dieu, chacun peut avoir son Dieu, le rencontrer comme il veut, s’y consacrer, y croire, je souhaite qu’on puisse pratiquer davantage, d’ailleurs, dans la liberté et dans l’égalité, les différentes religions de notre pays, mais la laïcité, c’est le pacte républicain, on ne confond pas ce qui doit être de l’avis personnel et de l’engagement religieux de ce qui relève de la démocratie et de la République.

(…)

Source : service de presse du Premier ministre