La loi interdisant le port des insignes religieux en général et du voile musulman en particulier a été adoptée en première lecture par 512 députés. 33 de leurs collègues ont voté contre et 38 se sont abstenus. Ce résultat massif n’a que l’apparence du consensus. En réalité, la plupart des parlementaires se déclarent en privé personnellement opposés à la loi qu’ils ont voté. Cependant, dans le contexte de la montée de l’islamophobie et à quelques semaines d’importantes élections locales, ils ont été peu nombreux à manifester leurs convictions. Christiane Taubira, députée (PRG) de la Guyane, est de ceux-là.
Non, décidément, non. Je ne peux pas. Je ne peux pas la voter, cette loi penaude qui interdit et, comme saisie de remords, se repent aussitôt en prescrivant la palabre avant la sanction. Non, je ne peux pas la voter. Ni la mort dans l’âme, comme s’y résignent certains, ni le moral en berne, ni en confiance frivole dans la proclamation solennelle de l’intention gouvernementale d’agir.
À force de tergiversation, ce gouvernement a fait croire qu’une loi de précipitation s’imposait. Et pour corriger les inattendus d’antan du juge administratif alors appelé à la rescousse, est confié au législateur ce que devraient édicter des instructions ministérielles à consolider dans la prochaine loi censée conclure dans quelques mois le débat sur l’école. Est conféré au législateur ce qui devrait faire l’objet de médiations solidement arrimées au droit, nourrir débat dans les établissements, armer les équipes pédagogiques, assurer l’accompagnement des adolescentes sur le chemin de leur émancipation à l’égard d’emprise familiale, d’empire ethnique et de conditionnement religieux.
Des mois durant, s’opposer à la loi valait promotion du foulard, et dans le brouhaha de la condamnation au bûcher nul n’entendait l’énoncé des mesures proposées pour invalider le voile qui obscurcit, étancher l’étang des frustrations arrosées de désamour, mettre fin à l’invisibilité des mêmes et chanter une symphonie plus belle que celle des sirènes du repli, de la rancœur et du désespoir. L’urgence et la mode étaient à sévir. Surveiller et punir. Et dire une fois pour toutes aux fondamentalistes qui est le maître, céans. Aujourd’hui, ne pas voter la loi, c’est courir le risque d’être suspecté d’intelligence avec l’ennemi intégriste ou éventuellement de complaisance exotique. Inutile de jurer que l’école est, par excellence, le lieu de l’égalité des possibles, qu’à ce titre, elle doit être préservée des conspirations religieuses, des combines partisanes, des hold up économiques. Qu’elle est le lieu cardinal où s’acquiert l’aptitude à s’affranchir des transcendances religieuses, des prédestinations politiques, des déterminismes sociaux et divers. Comment résister moralement et survivre politiquement à cette pression juridique ? Lorsqu’il est sacrilège de se demander, même en for intérieur, quelle part de foulards provient de l’influence fondamentaliste, quelle part revient à l’illusion identitaire, quelle part relève de la transgression d’adolescents ? Combien d’indocilité, de défi, d’endoctrinement ? Sachant que, quelle que soit la part, même infime, qui vient d’agissements fondamentalistes, ceux-là sont les mieux placés pour exploiter tout signe de faiblesse, mais aussi toute surenchère qui les investirait du statut de victimes et de champions de la rébellion contre un ordre injuste, partial et finalement discriminatoire. Comment, admettant tout cela, peut-on encore barguigner à légiférer ?
La loi sera votée. Le débat s’assoupira. Les politiques publiques de lutte contre les inégalités, y compris dans l’enseignement des histoires, cultures et patrimoines, ne seront pas mises en place ? Et nous resurgirons dans quelques années avec une panique plus grande encore. Tous complices et tous coupables.
Est-il permis de croire avec force que la loi n’est pas le plus bel acte de bravoure qu’une grande démocratie comme la France puisse opposer aux fomenteurs d’embarras, aux émeutiers de la croyance chétive, aux exhibitionnistes de l’âme ? Que le dialogue hystérique de comparses, entre ceux qui défient et ceux qui décrètent, ne hisse pas l’audace à hauteur de la laïcité, historiquement subversive et culturellement fertile. Et si la République est assaillie, elle n’est pas assiégée. Il reste à disputer pied à pied ces territoires de banlieue désertés et provisoirement perdus, où prospèrent les injustices. Il reste à reconquérir ces territoires de conscience, laissés en friche et momentanément vaincus, où les inégalités corrodent le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Faire œuvre législative plutôt que mission pédagogique, c’est perdre foi en République, alors que sont soigneusement évités les terrains où se nouent les tensions les plus lourdes de sens dans l’affrontement éthique. Ces terrains où recule la mixité, où progresse l’inégalité des sexes, où se tolère la polygamie, où se pratique l’excision, où se banalise la lapidation, où se généralisent les châtiments corporels. Là où l’on détourne le regard des flux financiers en provenance de pays habitués à subventionner des lieux de culte et à véhiculer ainsi leur propagande. Là où les prêches s’exonèrent des règles de la République, notamment en niant le droit d’apostasie. Là où l’on fait semblant d’oublier les accords relatifs au statut personnel signés avec l’Algérie et le Maroc, simplifiant donc autorisant et aggravant la procédure de répudiation d’épouse sur le territoire français.
La loi demeure une arme noble et peut s’avérer aussi tranchante qu’un beau poignard malais, si seulement nous faisons manoeuvre vers les vrais champs de bataille.
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