En Irak, quoi que fasse désormais l’Amérique, elle a perdu la bataille de l’image et ses dirigeants actuels ont réussi l’exploit de la rendre haïssable même par ses amis, alliés et voisins. Ceux qui l’année dernière soutenaient l’intervention en Irak au nom du droit d’ingérence doivent désormais reconnaître qu’elle a échoué. Le plaisir de voir tomber un dictateur comme Saddam Hussein a vite été terni par les revers ultérieurs, puis par les annonces de mauvais traitements dans les prisons irakiennes et afghanes. Certes, les plus hautes autorités américaines les ont aussitôt condamnés et ont présenté leurs excuses, mais le mal est fait.
On a gaspillé une chance historique dans la région. Les adversaires de l’Amérique savourent la situation. Pour en arriver là, les États-Unis ont commis des fautes graves après la chute de Bagdad, directement liées à la mentalité de l’équipe au pouvoir à Washington et à son messianisme démocratique, à sa bonne conscience inoxydable et à sa croyance en sa bonté intrinsèque. Les États-Unis n’avaient pas le droit à l’erreur en Irak, mais ils ont mené cette guerre avec une incroyable légèreté minimisant le nombre de troupes engagées et bâclant les plans de reconstruction. Ce n’est pas tant son bellicisme qu’il faut reprocher à l’administration républicaine que sa désinvolture.
Tout comme les régimes marxistes se mettaient au-dessus de la légalité bourgeoise au nom de la vérité prolétarienne révélée, Bush se place au-dessus du droit international au nom de la guerre au terrorisme. Les sévices des prisons irakiennes ne viennent que confirmer le système de Guantanamo. Le danger de ce type d’entreprise est de détruire la démocratie au nom de la défense de la démocratie et de militariser excessivement la société. Avoir été attaqué ne donne pas tous les droits. Les tortionnaires d’Abu Ghraib ont donné une victoire à Ben Laden et cela doit avoir trois conséquences : l’Europe doit reprendre le magistère moral qu’elle avait laissé à l’Amérique, il ne faut pas laisser l’Amérique seule sous peine de la perdre et enfin l’Irak est devenu l’affaire de tous et nous ne pouvons pas l’abandonner.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« L’intervention américaine en Irak : l’effroyable gâchis », par Pascal Bruckner, Le Figaro, 11 mai 2004.