Maintenant que les chefs d’État et de gouvernement européens ont approuvé un projet de traité modifiant les institutions européennes, il appartient à chaque Etat de le ratifier. L’heure des choix est donc venue et au sein du Parti socialiste français, le débat est lancé.
Nous pensons qu’il faut défendre ce texte, car malgré ses insuffisances il dessine l’Europe que nous voulons : une Europe politique et sociale. Ce projet aurait pu être meilleur si le projet de la Convention européenne n’avait pas été dégradé et si Jacques Chirac avait défendu la vision française avec toute l’ardeur nécessaire. Ainsi, le gouvernement français a accepté de manière passive le maintien de l’unanimité pour la politique étrangère, la fiscalité et le budget. Le projet issu de la CIG comporte des zones d’ombre et des fragilités. Par exemple, il organise de possibles conflits entre le président du Conseil européen et le président de la Commission : nous connaissons en France les effets négatifs de ce genre de cohabitation. Dans ce texte, en outre, l’Europe politique est embryonnaire : le Parlement européen n’a pas encore le droit de lever l’impôt ; la Commission demeurera un gouvernement bridé ; l’Europe de la solidarité reste à construire ; enfin le maintien de l’unanimité en matière fiscale fait courir le risque de dumping, entraînant des délocalisations d’entreprises.
Toutefois, nous sommes face au premier pas de cette Europe politique que nous appelons de nos vœux depuis si longtemps et le projet a été rédigé par une assemblée composée essentiellement de représentants du peuple, de membres des Parlements nationaux et du Parlement européen, de droite et de gauche et travaillant dans la transparence devant les Européens. Le traité comprend d’abord sa propre déclaration des droits, la plus complète et la plus moderne à ce jour, puis la Charte des droits fondamentaux, qui consolide des droits sociaux très étendus et affirme des droits nouveaux dits : le droit à la protection de l’environnement, des consommateurs, des données personnelles ou encore de la diversité culturelle et linguistique. Sur les institutions, le traité pose les premiers jalons d’une véritable démocratie européenne en renforçant la Commission européenne et en faisant de son président le Premier ministre de l’Europe. L’extension des pouvoirs du Parlement fera de la législation européenne une vraie législation, adoptée par les représentants du peuple. D’autre part, la création d’un ministre des affaires étrangères de l’Union ouvrira la voie à une véritable politique étrangère commune, disposant de moyens militaires crédibles et largement autonomes. Les nouveaux outils créés en matière de défense européenne donnent pour la première fois à l’Europe la possibilité de mettre en place une avant-garde autonome. Le texte reconnaît et renforce enfin l’Eurogroupe, enceinte formée par les ministres des finances de la zone euro, ce qui était une demande récurrente des socialistes français pour faire contrepoids au pouvoir de la Banque centrale européenne. Le nouveau traité consacre le modèle européen de société, avec en son cœur le modèle de justice sociale - "l’économie sociale de marché" - à laquelle nous sommes attachés, et reconnaît l’importance du service public en ne le soumettant pas aux règles de la concurrence.
Comme Jacques Delors, nous éprouvons soulagement et déception devant ce texte et nous devrons très vite nous remettre à l’ouvrage pour aller plus loin, ce qui est possible puisque ce projet introduit des dispositions qui rendront la révision plus facile que par le passé et confère pour la première fois une initiative constitutionnelle au Parlement européen : dès l’entrée en vigueur du traité, en 2006 sans doute, le Parlement pourra faire des propositions de révision. Enfin, à travers le mécanisme des "coopérations renforcées", ce projet permet à un groupe de pays d’accélérer le rythme s’ils le souhaitent.
Telles sont les principales raisons pour lesquelles nous soutenons ce traité.

Source
Le Monde (France)

« Il faut ratifier le projet de Constitution européenne », par Dominique Strauss-Kahn et Bertrand Delanoë, Le Monde, 5 juillet 2004.