Le débat sur la « constitution » masque le vrai problème pour l’Europe : le décrochage de 57 % des électeurs, taux d’abstention aux dernières élections européennes. Le débat actuel est exagéré car il ne s’agit pas d’une vraie constitution, mais d’un traité constitutionnel qui devra être ratifié par tous les états membres.
Ce texte n’introduit pas brusquement l’idéologie libérale et de libre concurrence qui était déjà inscrite dans le Traité de Rome et a inspiré depuis lors l’action de la Commission et la jurisprudence européenne. On note même des avancées sur certaines questions. Il n’est que le règlement intérieur nécessaire de l’Union élargie. Certains, en France, rêvent maintenant à une Constituante, mais pourquoi et comment celle-ci parviendrait-elle à un résultat très différent de celui qu’ont donné quinze années de négociations presque ininterrompues entre 12, 15, puis 25 gouvernements ? La répartition des pouvoirs Union/États membres, et entre institutions européennes, a été modifiée, mais pas bouleversé. Même le choc que causerait un éventuel échec de la ratification ne changerait pas ce rapport de force. En effet, cela nous pousserait à revenir au Traité de Nice. On ne parviendrait pas plus à faire des groupes pionniers.
L’élargissement à 15, puis à 25 en attendant 30 ou plus, a mécaniquement relativisé notre influence politique et linguistique depuis la lointaine Europe des 6. Le triomphe mondial de l’ultra-libéralisme n’a pas augmenté non plus notre influence. Tout cela nous oblige à des efforts accrus. Or - réalisme, idéalisme europhile ou inconséquence - notre pays s’est privé ces dernières années de plusieurs de ses leviers d’influence : nous avons renoncé à notre second commissaire, accepté de ne plus avoir que 87 parlementaires européens, puis 72 à partir de 2004, quand l’Allemagne en conserve 99. Bientôt de nous ne pèserons que 13 % des droits de vote au Conseil dans le cadre démographique de la « double majorité » quand l’Allemagne comptera pour 18 %. Malgré cela, des responsables politiques et des commentateurs français appellent de leurs vœux, comme un indispensable progrès, une extension du vote à la majorité, ce qui réduirait encore plus notre influence. Nous devons cesser d’affaiblir nos positions et nous devons agir dans le cadre européen avec plus de réalisme, de cohérence, et d’habileté.
Même dans l’hypothèse d’une ratification, la principale hypothèque qui pèse sur le projet européen est le gouffre creusé entre la volonté intégrationniste des élites économiques et d’une partie des élites juridiques et politiques et les populations, les fameux 57 %. Elles ne sont pas anti-européennes et approuvent tout ce qui, dans le processus européen, leur garantit la paix, la prospérité, la sécurité, les libertés, mais elles ne semblent pas souhaiter une intégration plus poussée. Le qualificatif amalgame « euro sceptique » rend mal compte de ces sentiments mêlés. Comment, en effet, pour les citoyens des différents pays, s’approprier cette "chose" européenne dont l’identité elle-même est si peu consensuelle qu’elle ne peut être traitée que par euphémisme ?
Il faut reconnaître des limites géographiques à l’Europe, admettre que l’Union, à 25, 30 ou plus, est en train d’atteindre avec le traité constitutionnel (ou avec Nice...), ses formes durables d’organisation globale et qu’elle restera une originale fédération d’États-nations. Quant à l’Europe puissance, si nécessaire au monde, si désirée des Français, si peu des autres, elle ne naîtra par miracle ni d’un traité, ni d’un ministre européen des Affaires étrangères, encore moins du vote à la majorité, si elle n’a pas fait au préalable l’objet d’un véritable accord politique. C’est à nous, Français, de trouver de meilleurs arguments pour convaincre que si l’Europe ne devient pas une vraie puissance dans le monde difficile qui s’annonce, elle restera... impuissante et dépendante.
« Pour un nouvel euroréalisme », par Hubert Védrine, Le Monde, 9 septembre 2004.
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