Quand George W. Bush a présenté, début 2004, son projet de " Greater Middle-East ", l’Europe n’a pas caché son scepticisme. Toutefois, que les États-Unis aient raison ou tort, ils ont la capacité de créer des faits accomplis. Aussi, nous devons nous demander s’ils ont commencé à changer le Moyen-Orient.
Les raisons d’en douter ne manquent pas. Notons que les avancées démocratiques les plus récentes, du Maroc aux divers émirats, ne doivent rien aux injonctions américaines. Celles-ci répondent plutôt à une impatience des sociétés arabes. On peut observer également qu’il est artificiel de considérer de la même façon l’Afghanistan, le Moyen-Orient et le Maghreb. Objectons également aux cris de victoire de l’administration Bush qu’il est facile d’organiser des élections, mais très long d’organiser une démocratie là où elle n’a jamais existé. Tout peut encore mal tourner. Si Ariel Sharon et George W. Bush ne donnent à Mahmoud Abbas aucune perspective politique au-delà du retrait de Gaza ; si, en Irak, les sunnites ne se résignent pas à être minoritaires et les chiites à leur donner des garanties constitutionnelles, on pourrait arriver à un embrasement de toute la région. On peut rajouter que le Liban peut s’embraser, qu’on ne sait ce qui va advenir en Iran, que beaucoup des actes de " démocratisation " sont cosmétiques et que les élections pourraient amener au pouvoir des islamistes qui ne se transformeront pas rapidement en " démo-islamistes " comme sont apparus à la longue, dans le monde chrétien, des démocrates-chrétiens.
Il existe toutefois en Europe des raisons moins pures de scepticisme. Dans certains pays on ressent une irritation à l’idée que c’est George W. Bush qui ait pu susciter un processus prometteur en partant de mensonges et de procédés brutaux. Toutefois, il est spécieux d’accuser ceux que le zèle transformateur américain rend circonspects d’être de ce fait partisans du statu quo et des régimes autoritaires. Après tout, ces régimes doivent bien plus à la politique des États-Unis depuis des décennies qu’à celle de l’Europe. S’il ne tenait qu’à elle, il y aurait aujourd’hui un État palestinien et le ressentiment arabe serait bien moindre. En outre, compte tenu du passif des politiques états-uniennes passées dans la région, on est en droit de se méfier des résultats de celle-ci.
Malgré tout, il serait absurde de nier qu’il se passe aujourd’hui quelque chose. Peu importe quelles en sont les causes, le mouvement est lancé et il conviendrait qu’il ne tourne pas à la catastrophe. La différence véritable n’est pas entre ceux qui sont pour la démocratie dans le monde arabe et ceux qui seraient contre. Elle est entre ceux pour qui c’est une posture facile, un moyen de critiquer les diplomaties européennes, un prétexte dilatoire pour retarder encore le nécessaire État palestinien, une exaltation missionnaire, et ceux, conscients des risques, pour qui c’est un engagement de longue durée, responsable et sérieux. Les Européens doivent accompagner ce mouvement, mais en partant de ce que veulent les peuples et les gouvernements arabes, sans dogmatisme occidental et sans hubris. Sinon, aussi bien intentionnée qu’elle puisse être, cela ne sera qu’une vague néocoloniale de plus, qui conduira à de dangereuses déconvenues.
« George W. Bush a-t-il raison ? », par Hubert Védrine, Le Monde, 26 mars 2005.
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