Fort de son expérience de l’Alena et de la Zone de libre-échange des Amériques, le juriste argentin Alejandro Teitelbaum analyse le Traité constitutionnel européen comme un vaste programme de libéralisation des échanges maquillé en « Constitution » pour le faire accepter par les opinions publiques. Après avoir constaté l’absence d’assemblée constituante élue, il revient sur la confusion instaurée entre un droit de pétition et un droit d’initiative populaire. Puis il passe en revue ce qu’il advient des droits sociaux ainsi que sur les conséquences pour la France d’une approbation ou d’un rejet de ce projet.
Le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe a été préparé par une assemblée présidée par Valéry Giscard d’Estaing et composée de personnes cooptées. Le texte définitif du Projet a été adopté par les chefs d’États et de gouvernements. Il n’a pas été rédigé par une assemblée constituante élue démocratiquement à cet effet. L’unique participation des citoyens sera la possibilité - là ou il y a un référendum - de dire « oui » ou « non » au texte rédigé par les élites dirigeantes. Dans le texte ne figure nulle part le sujet constituant de toute Constitution moderne : le peuple. Si la Constitution est adoptée, pour pouvoir la modifier il faudra l’accord unanime des États membres (article IV-443, paragraphe 3). Toujours sans consultation populaire.
Le projet comporte quelques innovations institutionnelles - par exemple un pouvoir accru pour le Parlement - mais l’initiative législative appartient toujours à la Commission. Le Parlement intervient pour valider ou rejeter un processus qui reste essentiellement intergouvernemental. La primauté octroyée aux pouvoirs exécutifs représentés au Conseil et la place donnée par le texte aux organes les moins représentatifs et les moins contrôlés que constituent la Commission, la Banque Centrale et la Cour de Justice (les plus perméables aux pressions du patronat européen et des grandes sociétés transnationales) institutionnalise le carcan néolibéral qui emprisonne l’Union européenne.
Par rapport à l’architecture actuelle du pouvoir, le champ de la codécision entre le Parlement européen et le Conseil des ministres s’étend, ce pouvoir législatif étant toujours systématiquement partagé entre ces deux instances. Le nombre de domaines en codécision passe de 40 à 69 sur un total de 90, en intégrant notamment les politiques de coopération policière et judiciaire (III-266 à 277). Cependant c’est toujours le Conseil des ministres qui exerce la fonction législative décisive car ce sont ses positions qui deviennent rapidement non amendables, et non celles du Parlement. En France par comparaison, même après deux allers retours avec le Sénat, c’est le Parlement qui a le dernier mot.
L’article III-396, qui précise la mécanique institutionnelle, indique que la Commission européenne propose les lois. Pour être adoptées, celles-ci doivent être votées à la majorité par le Conseil et par le Parlement. Le Parlement peut approuver le projet de loi, le rejeter ou l’amender à la majorité des parlementaires (III-396-7). Le Conseil peut approuver ou non la position du Parlement. En cas de rejet de la position du Parlement, le Conseil envoie au Parlement sa propre position et si le Parlement approuve la position du Conseil, le projet est approuvé. Si par contre, le Parlement rejette la position du Conseil, le projet proposé est réputé non adopté. S’il s’agit des amendements, ceux issus du Parlement ne peuvent êtres adoptés qu’à l’unanimité par le Conseil des ministres si la Commission européenne ne les approuve pas.
Droit de pétition ou droit d’initiative populaire ?
Les partisans du oui - et la direction de la CFDT parmi d’autres - affirment : « La Constitution va plus loin encore en proposant pour la première fois au niveau européen une mesure de démocratie participative active dans son article I-47 :
« Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins [sur 450 millions. Ndlr] ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution ».
Tout d’abord, le droit de pétition existe déjà dans le droit européen.
Le droit de pétition, exercé dès 1963, a pendant longtemps été exclusivement fondé sur le règlement intérieur du Parlement européen. Un accord interinstitutionnel du 12 avril 1989, conclu entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission, a consacré ce droit de manière formelle, et apporté une garantie quant au suivi interinstitutionnel des pétitions. Le droit de pétition a été introduit au traité CE en 1992 par le traité de Maastricht, parmi les droits conférés au citoyen de l’Union. Et il fonctionne au rythme de 500 à 1000 pétitions par an.
Les partisans du oui font semblant de confondre le droit de pétition et le droit d’initiative populaire : par le premier une personne ou plusieurs peuvent s’adresser au pouvoir public pour demander quelque chose, et le pouvoir public peut donner suite ou pas selon son bon vouloir. Par le second, un nombre minimum de citoyens a le droit de proposer quelque chose (un projet de loi, la convocation d’un référendum, etc.) et le pouvoir public est contraint d’entamer une procédure (par exemple convoquer le référendum demandé) qui peut aboutir à ce que les citoyens demandent. Le droit de pétition des citoyens existe de fait dans tout système plus ou moins démocratique. Le droit d’initiative est un acquis de la démocratie participative qui figure dans quelques Constitutions nationales (italienne, suisse, colombienne, vénézuélienne, etc.) Mais qui ne figure pas dans le projet de Constitution européenne.
Malgré cela, le très sérieux et objectif quotidien Le Monde confond dans ses pages internet concernant le projet de Constitution le droit de pétition et le droit d’initiative et dit qu’un million de citoyens peuvent « obliger » ou « exiger » à la Commission européenne... ce qui est faux.
La CFDT écrit encore :
« Ces droits - enrichis des droits sociaux inscrits dans la Charte des droits fondamentaux proclamée en décembre 2000 qui n’a pas été intégrée dans le traité de Nice - en restent de ce fait à des intentions. Intégrés dans la Constitution, ils auront une valeur contraignante. Les citoyens pourront par exemple saisir directement la Cour de justice. »
Dans ces quatre lignes il y a, au moins, trois mensonges :
1) La Charte des droits fondamentaux a été intégrée au Traité de Nice, mais à cause de l’opposition britannique, n’a pas été dotée d’effet contraignant.
2) Les droits sociaux qui figurent dans le Projet de Constitution ont une valeur contraignante très limitée, puisqu’ils s’appliquent seulement dans le cadre du droit européen. Par exemple, si un travailleur français ou polonais qui travaille en Allemagne veut saisir la Cour européenne parce que sa journée hebdomadaire est de 60 heures, cela ne le sert à rien parce que l’article II-91 du Projet dit que la journée maximale doit être limitée mais ne dit pas à combien d’heures. Donc, la journée du travailleur plaignant rentre bel et bien dans les « droits » établis par la « constitution » parce que sa journée hebdomadaire n’est pas illimitée : elle est limitée à « seulement » 60 heures.
3) Les citoyens européens ne doivent pas attendre la Constitution pour saisir, sur des sujets très limités comme on vient de le voir, la Cour de Justice, parce qu’ils peuvent le faire depuis un demi-siècle. Le recours devant la Cour européenne permet aux États membres, au Conseil, à la Commission et, sous certaines conditions, au Parlement, de demander l’annulation de l’ensemble ou d’une partie des dispositions communautaires et aux particuliers de demander l’annulation des actes juridiques qui les affectent directement et individuellement. Le Projet de Constitution n’a fait que reprendre à ce sujet l’art.173 du Traité de Rome de 1957 : Toute personne physique ou morale peut former, dans les mêmes conditions, un recours contre les décisions dont elle est le destinataire et contre les décisions qui, bien que prises sous l’apparence d’un règlement ou d’une décision adressée à une autre personne, la concernent directement et individuellement.
A comparer avec l’article III. 365, paragraphe 4 du Projet de Constitution : Toute personne physique ou morale peut former, dans les conditions prévues aux paragraphes 1 et 2, un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution.
La question du poids relatif de la France dans les instances de l’UE
Lorsqu’on reproche à quelque gouvernement européen sa politique de privatisation, il répond y avoir été « obligés par Bruxelles » (siège de la Commission européenne). Si le projet de Constitution est approuvé, pour justifier leur politique antisociale les gouvernements européens diront : « ce n’est pas notre faute, c’est la faute à la Constitution. »
Le Projet de Constitution a le grand mérite d’avoir fait émerger des conclaves secrets des puissants les enjeux de la politique européenne, d’avoir amorcé le débat public à son sujet, et ainsi de permettre aux peuples d’Europe de commencer à comprendre ce qu’on est en train de fabriquer et ce qu’on a déjà fabriqué à son insu.
Les partisans du oui jouent sur la peur et non sur la raison : ils affirment que si le non s’impose, la France sera marginalisée pour longtemps, ce qui signifierait un recul pour l’Europe et l’arrêt pour longtemps de la construction européenne.
Ils insistent, par ailleurs, sur le fait que le nombre de voix dont disposerait la France au Conseil européen si la Constitution était approuvée augmenterait de 50%.
Voyons les faits.
L’article 3 du Protocole I de Nice sur l’élargissement de l’Union européenne établit un système de double majorité des voix : vote pondéré par pays selon un système de points dans lequel la France a 29 points sur un total de 237, c’est à dire le 12,23 %. (Autant que l’Allemagne.) Et une voix par pays. C’est à dire que la France a 1/25 des voix.
La déclaration relative à l’élargissement de l’Union Européenne (n°20) approuvée à Nice prévoit pour une Europe à 27 membres une répartition du vote pondéré dans laquelle la France à 29 points sur 345, c’est à dire 8,40%.
Le Projet de Constitution (art. I. 25) maintient le système de double majorité (ou majorité qualifiée), avec une voix par pays, et établit le vote pondéré par rapport à la population. La France, avec 60 millions d’habitants sur les 460 millions que compte l’Union européenne aurait 13,04% des voix. Donc, en effet, la France augmenterait avec la Constitution l’importance de son vote pondéré au Conseil européen et au Conseil de Ministres de 50%. Mais il s’agit de vote à la double majorité et dans le vote par pays la France ne peut obtenir plus de 1/25 des voix !
D’ailleurs, pour parler du poids de la France dans l’UE il faut tenir compte de la Commission européenne, le véritable pouvoir européen. Selon le texte du Projet de Constitution européenne, la Commission comprendra un commissaire par Etat membre jusqu’en 2014. Les membres de la Commission seront choisis, sur proposition du Conseil européen en accord avec le Président de la Commission. Quant au Président de la Commission, il sera élu par le Parlement européen à la majorité de ses membres sur proposition du Conseil européen. Dans la Commission, chaque Commissaire a un vote.
A partir de 2014, la Commission sera composée d’un nombre de membres correspondant à deux tiers du nombre d’Etats membres. Ainsi, dans une Union élargie à 27 membres, elle sera composée de 18 commissaires, selon un système de rotation égalitaire entre les Etats membres Donc, à partir de 2014 la France n’aura pas une place permanente à Commission, c’est à dire que périodiquement, pendant un laps de temps qui peut aller jusqu’à cinq ans, elle ne participera pas aux décisions de la Commission (art. I. 26, par. 6).
Par ailleurs, le nombre des députés français au Parlement reste le même que celui décidé à Nice (78 sur 732, soit 10,65% du total) et est inférieur à la proportion existant avant l’élargissement de l’UE (87 sur 626, soit le 13,89% du total). Le rapport population (13,04% du total) et nombre de députés (10,65%) n’est pas équitable. pour la France.
Conséquences d’un non majoritaire le 29 mai ?
Si la Constitution n’était pas adoptée, nous perdrions quelques avancés institutionnelles prévues dans le Projet - qui ne changent rien d’essentiel - mais rien en matière de droits des citoyens.
Il existe des normes, procédures et institutions européennes de protection des droits de l’homme et des droits sociaux beaucoup plus avancés que le Projet, entre autres :
– la Convention européenne des droits de l’homme (1950) et ses Protocoles additionnels
– le Tribunal européen des droits de l’homme, ouverte aux plaintes individuelles des citoyens des Etats membres
– la Charte sociale européenne (1965, modifié en 1993), avec un contenu de droits sociaux beaucoup plus avancés que le Projet de Constitution et avec un système de contrôle périodique sur l’application des normes contenues dans la Charte et un mécanisme, approuvé en 1995, de plaintes collectives auprès du Comité européen des droits sociaux, ouvert aux organisations de travailleurs, et d’employeurs et aux ONG.
La Charte sociale stipule, par exemple, dans l’article 2 de sa partie II intitulé Droit à des conditions de travail équitables :
En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à des conditions de travail équitables, les Parties s’engagent :
1º A fixer une durée raisonnable au travail journalier et hebdomadaire, la semaine de travail devant être progressivement réduite pour autant que l’augmentation de la productivité et les autres facteurs entrant en jeu le permettent ;
2º A prévoir des jours fériés payés ;
3° A assurer l’octroi d’un congé payé annuel de quatre semaines au minimum ;
4° A éliminer les risques inhérents aux occupations dangereuses ou insalubres et, lorsque ces risques n’ont pas encore pu être éliminés ou suffisamment réduits, à assurer aux travailleurs employés à de telles occupations soit une réduction de la durée du travail, soit des congés payés supplémentaires ;
5° A assurer un repos hebdomadaire qui coïncide autant que possible avec le jour de la semaine retenu comme jour de repos par la tradition ou les usages du pays ou de la région ;
6° A veiller à ce que les travailleurs soient informés par écrit aussitôt que possible, et en tout état de cause au plus tard deux mois après le début de leur emploi, des aspects essentiels du contrat ou de la relation de travail ;
7° A faire en sorte que les travailleurs effectuant un travail de nuit bénéficient de mesures qui tiennent compte de la nature spéciale de ce travail.
La Charte sociale européenne comporte aussi un mécanisme qui permet de présenter des plaintes collectives.
Dans sa déclaration du 9 mai 1950 Robert Schuman disait : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre. L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ».
Le Centre Européen de Recherches Nucléaires (1954), les programmes d’échanges d’étudiants (Erasmus et autres), l’Airbus 380, etc., sont des réalisations concrètes fruit de la coopération et de la solidarité européenne, et non le fruit d’une « concurrence non faussée ».
Loin de la marginaliser, le non donnerait à la France une position privilégiée dans le débat européen.
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