"Toutes les sources militaires que j’ai pu contacter au fil des derniers mois ont catégoriquement nié qu’il y ait eu des livraisons françaises d’armes vers le Rwanda, même pendant toute l’année 1994." Puisque c’est Stephen Smith qui le dit (sur France Inter, le 21 août), on n’oserait mettre en doute les propos d’un journaliste si bien informé.
Pourtant, dix jours après cette déclaration, le représentant du Rwanda aux Nations unies affirmera publiquement que la France mérite de comparaître devant un tribunal international pour ventes d’armes illégales. Selon lui, "les Français s’agitent dans les coulisses [de l’ONU] et font du lobbying [...], cela signifie qu’ils ont quelque chose d’important à cacher".
Ce "quelque chose d’important" pourrait bien se résumer à une simple date dans le calendrier de l’année 1994 : une date à laquelle la France continuait à livrer des armes à un État qui s’orientait ouvertement vers l’extermination de la population tutsie.
Poursuivait-elle ces livraisons au-delà de la signature des accords d’Arusha (4 août 1993), qui prévoyaient pourtant leur arrêt ? Est-elle allée jusqu’à conforter les tueurs du Hutu Power après le 6 avril 1994, en continuant à les armer et à les conseiller après qu’ils eurent débuté les massacres ? Est-il possible que cette coopération militaire franco-rwandaise se soit même poursuivie après le 17 mai de la même année, date de l’embargo sur les armes fixé par l’ONU ? Les présomptions s’accumulent qui incitent à répondre par l’affirmative aux trois questions.
Ces interrogations ont resurgi le 20 août dernier, suite à la diffusion sur la BBC de l’émission Panorama, consacrée à l’implication française au Rwanda. Le témoignage d’un colonel belge, Luc Marchal, qui commandait en 1994 les forces de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) sur l’aéroport de Kigali, met explicitement Paris en cause.
Dans les jours qui ont suivi le début du génocide, ses hommes étaient de faction sur l’aéroport de la capitale rwandaise ; ils ont vu avec certitude le manège auquel se livraient alors les avions français, censés évacuer nos ressortissants. C’était le 8 avril 1994, quarante-huit heures après l’attentat contre l’avion présidentiel :
"Le premier chargement se composait de trois avions. Deux de ces avions transportaient du personnel militaire ; dans l’autre, il y avait des munitions et des armes à destination de l’armée rwandaise. Ces cargaisons ont transité à peine quelques minutes sur l’aéroport : elles furent immédiatement chargées dans des véhicules et acheminées au camp de Kanombe."
Ces trois seules phrases suffirent à provoquer la plus profonde inquiétude chez les autorités françaises... qui se sont empressées de les démentir.
Mais à quoi bon ? Il y a déjà plusieurs mois, la journaliste Colette Braeckman ("Le Soir") avait produit un document accablant. Un rapport de mission qu’elle a déniché à Kigali (voir photo ci-contre) fait état de la visite que le lieutenant-colonel Rwabalinda fit à Paris du 9 au 13 mai 1994 : selon ce rapport, qu’il adressa à ses supérieurs, il fut reçu par le général Huchon, qui dirigeait la coopération militaire française. Rwabalinda fit part à ce dernier des besoins urgents de l’armée rwandaise : munitions, habillement, matériel de transmission...
Huchon lui expliqua à cette occasion que "les militaires français ont les mains et pieds liés pour faire une intervention quelconque à cause de l’opinion des médias que le FPR semble piloter". Il ajoute qu’il faut d’urgence renverser l’image du régime à l’extérieur des frontières, faute de quoi, "les responsables militaires et politiques du Rwanda seront tenus pour responsables des massacres".
L’émissaire des ex-FAR ne repart pas les mains vides puisque, selon son rapport, "le téléphone sécurisé permettant au général Bizimungu et au général Huchon de converser sans être écoutés par une tierce personne a été acheminé sur Kigali". Que "dix-sept petits postes à sept fréquences chacun ont également été envoyés pour faciliter les communications entre les unités de la ville de Kigali", et qu’"ils sont en attente d’embarquement à Ostende".
Il ajoute : "Il est urgent de s’aménager une zone sous contrôle des FAR où les opérations d’atterrissage puissent se faire en toute sécurité. La piste de Kamembe a été retenue convenable aux opérations. Les deux appareils téléphoniques devraient [par ailleurs] nous aider à sortir de l’isolement vis-à-vis de l’étranger." Instructif, n’est-il pas ?
Ajoutons qu’après la parution, en mai dernier, du rapport de Human Rights Watch qui attribue à notre douce France des livraisons d’armes aux ex-FAR, notamment entre la fin mai et le mois de juin 94, le ministère de la Coopération a cru bon démentir à sa façon les informations qu’il contenait : en confirmant ("La Croix" du 31.05.95) que la France avait bien livré des armes sur l’aéroport de Goma après le 17 mai 1994, date à laquelle l’ONU a voté l’embargo sur les armes (au grand dam de Paris, qui fit tout pour s’y opposer)..., mais que, contrairement à ce qu’en auront déduit les mauvaises langues, il ne s’agissait pas de réarmer FAR et milices mais d’équiper les forces africaines de l’opération Turquoise.
Curieuse explication, quand on sait que Turquoise n’était pas encore conçue aux dates attestées dans le rapport de HRW (fin mai) et qu’elle n’accueillit - difficilement - ses contingents africains qu’après le 20 juin !...
François-Xavier Verschave, président de l’association Survie, ironise sans rougir : "La mission militaire de coopération nous expliquera bientôt que ces armes étaient, en fait, destinées à l’autodéfense des gorilles du Nord-Rwanda, menacés d’extermination..."
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