Nous poursuivons la publication de l’entretien accordé par l’historien russe Valentin Faline à Viktor Litovkine de l’agence RIA-Novosti. Il illustre le point de vue russe dans l’actuelle révision des mythes de la Seconde Guerre mondiale qui ont servi de justification aux relations internationales durant toute la Guerre froide. Dans cette seconde partie, M. Faline affirme que les bombardements et destructions massives des villes allemandes par l’aviation états-unienne ne visaient pas à affaiblir le Reich, mais à brûler la terre devant les troupes soviétiques pour les priver de leur part du butin.
Viktor Litovkine : Aujourd’hui, à la veille du 60e anniversaire de la Victoire, des débats animés ont lieu de nouveau à propos de l’opération de Berlin effectuée par les troupes du Premier front de Biélorussie à l’étape finale de la guerre. L’Occident continue de reprocher à l’Union Soviétique et à Gueorgui Joukov de n’avoir pas épargné les hommes au nom d’un geste de pure propagande : la pose du Drapeau rouge sur le Reichstag. Qu’en pensez-vous ?
Valentin Faline : À vrai dire, moi aussi, je me suis toujours posé cette question : est-ce que l’opération de Berlin valait la vie d’environ 120 000 soldats et officiers soviétiques ? Placer Berlin sous notre contrôle justifiait-t-il des sacrifices aussi énormes ? Dialoguant avec moi-même, je n’ai pas trouvé de réponse catégorique à cette question. Mais, après avoir lu intégralement les documents britanniques authentiques rendus publics il y a 5 à 6 ans, après avoir comparé les données de ces documents avec celles dont j’ai pris connaissance, dans le cadre de mes obligations professionnelles, dans les années 50, j’ai remis bien des choses à leur place et écarté une partie de mes doutes.
La volonté de l’URSS de prendre Berlin et d’atteindre les lignes de démarcation déterminées à la rencontre entre Staline, Roosevelt et Churchill à Yalta poursuivait, pour l’essentiel, l’objectif d’importance cruciale de prévenir, dans la mesure de nos possibilités, le projet aventureux couvé par le leader britannique, non sans le soutien de milieux influents des États-Unis, et d’empêcher que la Seconde Guerre ne se transformeen Troisième Guerre mondiale, dans laquelle nos ennemis seraient nos alliés d’hier.
Etait-ce possible ? Le fait est que la coalition antihitlérienne était au zénith de sa gloire et de ses forces ?
Valentin Faline : Hélas, la vie abonde en cataclysmes. Il était difficile de trouver, au siècle dernier, un homme politique capable d’égaler Churchill dans sa capacité de dérouter les étrangers et les siens. Henry Stimson, ministre de la Guerre de l’administration Roosevelt, a défini comme suit le comportement du premier ministre britannique : « une des formes les plus excentriques de débauche ». Le futur Sir Winston Churchill excellait surtout dans le pharisaïsme et les intrigues à l’égard de l’Union Soviétique.
Dans les messages adressés à Staline, il « priait pour que l’alliance anglo-soviétique soit une source de nombreux bienfaits pour les deux pays, pour les Nations Unies et le monde entier », il souhaitait « plein succès à la noble entreprise ». Il s’agissait d’une large offensive lancée par l’Armée rouge sur tout le front de l’Est en janvier 1945 préparée avec empressement en réponse à la prière de Washington et de Londres de venir en aide aux alliés qui s’étaient retrouvés dans une situation critique dans les Ardennes et en Alsace. C’était en paroles. Et dans les actes ? Se considérant comme libéré de ses engagements envers l’Union soviétique, Churchill essaya, à la veille de la conférence de Yalta, de persuader le président Roosevelt d’entrer en confrontation avec Moscou. Faute d’avoir réussi dans cette entreprise, le Premier ministre lança des actions séparées.
C’est alors que Churchill donna les ordres en vue d’entreposer les armes prises aux Allemands pour les employer éventuellement contre l’URSS et d’interner le personnel militaire allemand, en plaçant les soldats et les officiers de la Wehrmacht qui s’étaient rendus par divisions entières dans le land de Schleswig-Holstein et dans le sud du Danemark. Le dessein perfide du leader britannique est devenu clair par la suite.
Rappelons que, depuis mars 1945, le Deuxième Front (occidental) n’existait plus ni formellement, ni réellement. Les unités allemandes ou bien se rendaient, ou bien reculait vers l’Est, sans opposer de véritable résistance à nos alliés. La tactique des Allemands consistant à conserver, autant que possible, leurs positions le long de toute la ligne de confrontation soviéto-allemande jusqu’à ce que l’Occident virtuel et le Front de l’Est réel se rejoignent, après quoi les troupes américaines et britanniques prendraient la relève des unités de la Wehrmacht en repoussant la « menace soviétique » suspendue au-dessus de l’Europe.
Il convient de signaler que les alliés occidentaux auraient pu avancer plus rapidement vers l’Est si les états-majors de Montgmery, d’Eisenhower et d’Alexander (théâtre italien d’hostilités) avaient mieux planifié leurs actions, coordonné plus judicieusement leurs forces et leurs moyens et dépensé moins de temps en discordes internes dans la recherche d’un dénominateur commun. Du vivant de Roosevelt, Washington ne se pressait pas, pour des motifs différents, de mettre une croix sur la coopération avec Moscou. Or, pour Churchill, « le Maure soviétique avait fait son affaire, il fallait l’éloigner ».
Comment devaient réagir les dirigeants soviétiques en apprenant la duplicité de Churchill ? Croire à l’approche de la « victoire commune », aux « ententes », conformément auxquelles chacune des trois puissances contrôlerait sa zone de responsabilité ? S’en remettre aux décisions prises sur le traitement de l’Allemagne et de ses satellites ? Ou bien serait-il plus utile de réfléchir aux données dignes de foi sur la trahison projetée dans laquelle Churchill entraînait Truman, ses conseillers Leahy et Marshall, le chef du service de renseignements américain Donovan et consorts ?
Je ne suis pas en mesure de répondre.
Valentin Faline : Souvenons-nous, la conférence de Yalta s’est achevée le 11 février. Le 12, dans la matinée, les invités ont quitté la ville. Ils ont cependant convenu en Crimée que l’aviation des trois puissances respecterait, au cours des opérations, certaines lignes de démarcation. Dans la nuit du 12 au 13 février, les bombardiers des alliés occidentaux ont rasé Dresde et se sont attaqués aux plus grandes entreprises de Slovaquie et de la future zone d’occupation soviétique en Allemagne pour que les usines ne tombent pas entre nos mains en état de fonctionnement. En 1941 Staline avait proposé aux Anglais et aux États-uniens de bombarder les chantiers pétroliers de Ploesti, en utilisant à cette fin les aérodromes de Crimée. Ils avaient refusé d’y toucher, à l’époque, mais ils les ont bombardés en 1944 lorsque l’armée soviétique était aux abords du principal centre pétrolier qui avait approvisionné l’Allemagne en carburant durant toute la guerre.
En quoi Dresde dérangeait-elle les alliés ?
Valentin Faline : Un des objectifs principaux des attaques contre Dresde était les ponts sur l’Elbe. Churchill a donné l’instruction, soutenue par les États-uniens, de stopper l’Armée rouge le plus loin possible à l’Est.
La destruction de la ville était donc un effet secondaire ?
Valentin Faline : On appelle cela « frais et dépens de guerre ». Mais il y avait aussi un autre objectif. Parmi les instructions que les équipages britanniques recevaient avant de s’envoler en mission il y en avait une qui leur prescrivait de montrer de façon convaincante aux Soviets les possibilités de l’aviation de bombardement alliée. Ils en ont fait la démonstration. Plus d’une fois. En avril 45, ils ont couvert d’un tapis de bombe Potsdam et ont anéanti Oranienburg. C’était une erreur humaine, nous a-t-on expliqué. Les pilotes visaient Zossen où se trouvait le QG de la Luftwaffe, affirmait-on. Une des « déclarations dérivatives » classiques qui ont été légion. Oranienburg a été attaqué sur l’ordre de Marshall et de Leahy pour détruire les laboratoires qui travaillaient sur l’uranium, leur personnel, les équipements et les matériaux qui risquaient de tomber entre nos mains. Ils les ont réduits en poussière.
Aujourd’hui, lorsque nous tournons un regard attentif vers cette époque cruciale pour chercher, dans le système de coordonnées d’alors, la réponse à la question de savoir pourquoi la direction soviétique a accepté de faire des sacrifices énormes juste à la fin de la guerre, nous sommes toujours poussés à nous demander si elle avait le choix. Outre les tâches strictement militaires, il fallait déchiffrer des rébus politiques et stratégiques pour l’avenir et mettre des obstacles à l’aventure projetée par Churchill.
N’était-il pas possible de déclarer carrément aux alliés que nous étions au courant de leurs projets et que nous les considérions comme inadmissibles ou d’informer l’opinion de ces plans perfides ?
Valentin Faline : Je ne suis pas sûr ce cela aurait donné un bon résultat. Des tentatives ont été faites pour influer sur les partenaires en donnant le bon exemple. Par le diplomate soviétique Vladimir Semenov, je sais que Staline a invité dans son bureau Andréi Smirnov, chef du 3e département européen du ministère des Affaires étrangères et, par cumul de fonctions, ministre des Affaires étrangères de la R.S.F.S.R., pour examiner, en présence de Semenov, différentes variantes d’actions à entreprendre sur les territoires placés sous le contrôle soviétique.
Smirnov a expliqué que notre armée, en poursuivant dans la foulée l’ennemi en Autriche, avait franchi les lignes de démarcation concertées à Yalta, et a proposé de se réserver de facto les nouvelles positions en attendant de voir comment les États-Unis se comporteraient dans une situation analogue. Staline l’a interrompu : « Erreur ! Envoyez un télégramme à nos alliées ». Et de dicter : « Poursuivant les unités de la Wehrmacht, les forces soviétiques ont été obligées de franchir une de ces lignes que nous avions tracées d’un commun accord. Je tiens à confirmer par la présente qu’une fois les hostilités achevées, la partie soviétique retirera ses troupes dans la limite des zones d’occupation établies ».
Les télégrammes ont-ils été envoyés à Londres et à Washington ?
Valentin Faline : Je ne sais pas qui en était le destinataire concret. Ils pouvaient être envoyés par des canaux militaires ou diplomatiques. Je répète seulement le récit d’un témoin de cet épisode. Je constate en même temps que notre prise de position n’a pas impressionné Churchill. Après la mort de Roosevelt (12 avril 1945), il a exercé une forte pression sur Truman pour lui faire accepter qu’il n’était nullement nécessaire de respecter les accords de Téhéran et de Yalta, qu’il était temps de créer des situations nouvelles qui demanderaient des décisions nouvelles. Lesquelles ?
De l’avis du Premier ministre, les événements avaient conduit les puissances occidentales très loin à l’est et les « démocraties » feraient bien d’y prendre pied. Churchill s’opposait à la rencontre de Potsdam ou à la convocation d’une autre conférence qui légaliserait la victoire en rendant hommage à la contribution du peuple soviétique. D’après la logique du Premier ministre britannique, l’Occident se voyait accorder une chance de profiter du moment où les ressources de l’Union Soviétique touchaient à leur fin, les services logistiques étaient dispersés sur un territoire immense, les troupes lasses de la guerre, le matériel usé, pour contraindre Moscou à se soumettre au diktat des Anglo-Saxons ou à endurer les affres d’une nouvelle guerre.
Je tiens à le souligner, ce n’est pas de la spéculation, pas une hypothèse non plus, c’est la constatation d’un fait qui a un nom. Churchill a ordonné début avril (fin mars, selon une autre source) de préparer d’urgence l’opération « Unthinkable » (Inconcevable) dont la date de déclenchement était fixée au 1er juillet 1945. Il projetait d’y engager des forces états-uniennes, britanniques, canadiennes, un corps expéditionnaire polonais et dix à douze divisons allemandes. Ces mêmes divisions entières qui étaient stationnées au Schleswig-Holstein et dans le sud du Danemark.
Il est vrai que le président Truman n’a pas approuvé cette idée de jésuite, pour ne pas dire plus. Et ce, pour deux raisons, au minimum. Premièrement, l’opinion américaine n’était pas prête à accepter cette trahison cynique de la cause des Nations Unies.
Plutôt, une perfidie.
Valentin Faline : Oui. Mais ce n’est pas l’essentiel. Les généraux états-uniens ont défendu la nécessité de poursuivre la coopération avec l’URSS jusqu’à la capitulation japonaise. D’autre part, les militaires états-uniens, tout comme, d’ailleurs, leurs collègues britanniques, estimaient qu’il était plus facile de déclencher une guerre contre l’URSS que d’en sortir victorieux. Le risque leur semblait trop important.
Et une question revient sans cesse : comment le Grand quartier général soviétique devait-il agir après avoir reçu des signaux dans ce sens ? Si vous voulez, l’opération de Berlin a été une réaction à l’opération « Unthinkable » et l’exploit de nos soldats et officiers a été un avertissement à Churchill et à ses compagnons d’idées.
Le scénario politique de l’opération de Berlin avait été conçu par Staline. Et l’auteur du « volet militaire » de cette opération était Gueorgui Joukov. C’est lui qui a dû assumer le gros des critiques pour le prix de la bataille grandiose qui s’est déroulée aux approches de Berlin et dans la ville. Ces critiques s’expliquaient notamment par des causes émotionnelles. Le maréchal Konstantin Rokossovski était plus près que Joukov de la capitale du Reich et se préparait déjà, au fond de lui-même, à en recevoir les clés. Pourtant, le GQG lui a assigné une autre mission. Tout porte à croire que le Commandant suprême aurait préféré un maréchal plus « dur ». Le maréchal Konev se sentait lui aussi affligé, voire même écarté. Je le sais car celui-ci me l’a dit. Au fond, dans l’opération de Berlin, un rôle de second plan lui était imparti...
Mais en avril 45, il s’est retrouvé lui aussi plus près de Berlin que Joukov...
Valentin Faline : Quoi qu’il en soit, le maréchal dont on disait qu’il était le bras droit de Staline a été choisi. Ce qui devait, cela allait de soi, ajouter à la gloire de grand capitaine du généralissime, celui qui « dirigeait » ce bras droit. Mais à l’époque, Staline n’était de toute évidence pas encore disposé à prêter oreille à ceux qui lui rapportaient les prétendues « envolées » de Joukov sur les graves erreurs commises par lui en 1941...
Alors, Berlin, qu’est-ce que cette ville représentait pour nous l’époque ?
Valentin Faline : L’assaut de Berlin, le drapeau de la Victoire sur le Reichstag : cela n’était pas que l’accord final de la guerre. Et surtout pas une opération de propagande. Pour l’armée, entrer dans la « tanière » de l’ennemi et, par cela même, mettre un terme à la guerre la plus dure de l’histoire russe, était une affaire d’honneur. C’est de Berlin, disait-on dans l’armée, qu’était sortie la bête fasciste, celle qui a causé d’innombrables souffrances au peuple soviétique, aux peuples d’Europe et au monde entier. L’Armée rouge y est venue pour ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de la Russie, de l’Allemagne et de l’humanité...
Entrons dans les détails des documents qui étaient rédigés, sur instruction de Staline, au printemps 45 : en mars, avril et mai. Tout chercheur impartial se convaincra que ce n’est pas le sentiment de vengeance qui animait l’Union soviétique. Elaborant à l’époque sa politique, le gouvernement soviétique prescrivait de traiter l’Allemagne comme un État ayant essuyé une défaite, et le peuple allemand comme le peuple responsable du déclenchement de la guerre. Mais, en fait, personne ne projetait de faire de leur défaite une sanction sans prescription, leur coupant tout espoir d’un avenir digne. Staline réalisait la thèse qu’il avait formulée en 1941 : les Hitlers viennent et s’en vont, mais l’Allemagne et le peuple allemand restent.
Il fallait obliger les Allemands à apporter leur contribution au rétablissement de la « terre brûlée » qu’ils avaient laissée sur les territoires occupés. Mais pour amortir intégralement le préjudice causé à notre pays, toute la richesse nationale de l’Allemagne n’aurait pas suffi. « Prendre autant qu’on peut », « éviter de se charger de l’approvisionnement des Allemands », « piller le plus possible » : c’est dans ce langage peu diplomatique que Staline donnait ses instructions aux négociateurs soviétiques chargés de la question des réparations. Pas un seul clou n’était de trop dans la reconstruction de l’Ukraine, de la Biélorussie et des régions centrales de Russie ! Ces territoires ont perdu les quatre cinquièmes de leurs capacités de production. Les Allemands ont dynamité, « enroulant en vrille », 80 000 km de voies ferrées, même les traverses ont été détruites. Imaginez : 80 000 km, c’est plus que la longueur de tous les chemins de fer allemands avant la Seconde Guerre mondiale !
Des ordres fermes ont été donnés au Commandement soviétique pour arrêter les excès contre les populations civiles, surtout contre les femmes et les enfants. Les violeurs étaient jugés par des tribunaux militaires.
Mais Moscou exigeait dans le même temps de réprimer durement toute sortie, tout acte de subversion des « rescapés » et des « irréductibles », dans Berlin et la zone d’occupation soviétique. Et ceux qui voulaient tirer dans le dos des vainqueurs ne manquaient pas. Berlin tombait le 2 mai, mais les « combats d’importance locale » n’ont pris fin que dix jours plus tard. Ivan Zaïtsev, qui travaillait dans notre ambassade à Bonn, me racontait en plaisantant qu’il avait « toujours plus de chance que les autres ». La guerre s’est terminée le 9 mai, mais lui il l’a faite à Berlin jusqu’au 11. À Berlin, des unités SS de 15 pays résistaient aux troupes soviétiques. Des unités allemandes, mais aussi norvégiennes, danoises, belges, néerlandaises, luxembourgeoises, allez maintenant savoir de quels autres pays elles étaient !
Budapest, c’est un sujet à part. A présent, il s’agit de Berlin. Tout ce qui s’y produisait à l’époque et la manière dont cela se produisait donnait énormément de soucis au commandement soviétique. L’instauration du contrôle sur la ville était une affaire extrêmement compliquée et difficile. Aux abords de Berlin, il n’avait pas seulement fallu franchir les hauteurs de Seelow ni percer, au prix de très lourdes pertes, les sept lignes aménagées pour une défense prolongée. Dans les banlieues de la capitale du Reich et sur les principales artères de la ville elle-même, les Allemands avaient enfoui des chars, en les transformant en blockhaus blindés. Quand nos troupes ont, par exemple, débouché sur la Frankfurter Allee, avenue menant directement vers le centre-ville, elles y étaient accueillies par des rafales de feu qui nous ont également coûté bien des vies...
Et avant la guerre, la Frankfurter Allee s’appelait Adolf-Hitler-Strasse ?
Valentin Faline : Ils l’avaient ainsi baptisée jusqu’au mois de mai 1945. Dans cette allée, les chars de l’ennemi étaient positionnés à tous les points clés. Avec l’acharnement des condamnés, leurs équipages tiraient pratiquement à bout portant sur l’infanterie soviétique, sur nos convois et nos blindés. Tout indiquait que la Wehrmacht s’était bien proposé de répéter la bataille de Stalingrad dans les rues de Berlin. Mais cette fois sur les bords de la Spree.
Quand je pense à tout cela, mon cœur se serre même aujourd’hui, et je me demande s’il n’aurait pas été préférable d’encercler tout simplement Berlin et d’attendre qu’il se rende ? Etait-il donc obligatoire de hisser le drapeau sur le Reichstag, qu’il soit maudit ? À l’assaut de cet édifice des centaines de nos soldats ont trouvé la mort.
Il est évidemment difficile de juger post factum tant les vainqueurs que les vaincus. A l’époque, les raisons stratégiques prévalaient. En réduisant Dresde en ruines, les puissances occidentales cherchaient manifestement à intimider Moscou en exhibant le potentiel de leurs bombardiers. Pour sa part, Staline tenait à manifester aux auteurs de l’opération « Unthinkable » toute la puissance de feu et de frappe des Forces Armées soviétiques, tout en laissant entendre que l’issue de la guerre ne se décidait pas dans le ciel ni sur l’eau, mais sur terre.
Pouvons-nous tout de même affirmer que la prise de Berlin a empêché Londres et Washington de céder à la tentation de déclencher une Troisième Guerre mondiale ?
Valentin Faline : D’une façon ou d’une autre, une chose est sûre. La bataille de Berlin avait dégrisé nombre de têtes chaudes, tout en remplissant son rôle politique, psychologique et militaire. En Occident, beaucoup avaient la tête qui tournait à la pensée d’une réussite relativement facile du printemps de 1945. Le général états-unien de blindés Patton en faisait partie. Hystérique, il avait exigé du commandement que les troupes états-uniennes ne s’arrêtent pas sur l’Elbe, mais foncent à travers la Pologne et l’Ukraine vers Stalingrad, afin d’achever la guerre justement là où Hitler avait essuyé sa plus grande défaite. Ce même général Patton nous a d’ailleurs qualifiés, vous et nous, de « descendants de Gengis Khan ». Or, Churchill ne se gênait pas, lui non plus, dans le choix de ses expressions. Les Soviétiques n’étaient pour lui que des « barbares » ou des « singes sauvages ». Bref, les Allemands ne détenaient pas le monopole de la théorie de l’« Untermensch ».
La mort de Roosevelt s’est traduite par un brusque changement de repères dans la politique états-unienne. Dans son dernier Message au Congrès des États-Unis (le 25 mars 1945), le président avait bien prévenu : soit les États-uniens assument la responsabilité de la coopération internationale en application des décisions de Téhéran et de Yalta, soit ils répondront d’un nouveau conflit mondial. Truman n’avait été nullement troublé par cette mise en garde, sorte de testament politique de son prédécesseur. Le 23 avril, au cours d’une réunion à la Maison-Blanche, il avait pour la première fois formulé haut et fort sa politique pour une perspective prévisible : la capitulation de l’Allemagne n’est qu’une question de jours. Désormais, les chemins de l’Union Soviétique et des États-Unis divergent complètement, alors que l’équilibre des intérêts est une occupation pour ceux qui ont les nerfs faibles. La « Pax Americana » doit être mise au centre de tout.
En d’autres termes, Truman était alors à deux doigts de rompre la coopération avec Moscou en l’annonçant immédiatement au monde entier. Cela aurait effectivement pu arriver sans... la fronde des militaires états-uniens. C’est qu’en cas de rupture avec l’Union soviétique, les États-uniens auraient dû, à eux seuls, mettre à genoux le Japon, ce qui aurait coûté aux États-Unis, selon le Pentagone, la perte d’un ou même de deux millions de « boys ». C’est ainsi qu’en avril 1945, pour des raisons à eux, les militaires US ont prévenu une avalanche politique. Par pour longtemps, il est vrai.
Une « offensive contre Yalta » avait été menée petit à petit. On avait mis en scène la capitulation de l’Allemagne à Reims. Ce marché en fait séparé s’inscrivait parfaitement dans le plan de l’opération « Unthinkable ». Autre preuve de la mise en veilleuse de la coopération des alliés après la chute de Berlin, le refus d’Eisenhauer et de Montgomery de participer à la Parade de la Victoire dans l’ancienne capitale du Reich. Pourtant, ils auraient dû passer les troupes en revue avec le maréchal Joukov.
Et c’est la raison pour laquelle la Parade de la Victoire a eu lieu à Moscou ?
Valentin Faline : Non. La Parade de la Victoire s’est quand même tenue à Berlin, comme prévu, mais le maréchal Joukov était seul à passer les troupes en revue. Cela se passait en juillet 1945. À Moscou, la Parade de la Victoire a eu lieu le 24 juin.
Une autre histoire de la Seconde Guerre mondiale
Entretien en 3 partie avec l’historien russe Valentin Faline
L’histoire, sa réalité et ses mythes, sont des enjeux politiques permanents. Valentin Faline expose une lecture de la Seconde Guerre mondiale du point de vue russe, souvent méconnue du public occidental :
– 1ère partie :
La Seconde Guerre mondiale aurait pu prendre fin en 1943
– 2ème partie :
Si l’Armée rouge n’avait pas pris Berlin...
– 3ème partie :
La Conférence de Yalta offrait une chance qui n’a pas été saisie
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