Dans la période actuelle de restructuration du monde, les grandes puissances révisent leur lecture de la Seconde Guerre mondiale. Elles remettent en cause les mythes qui fondaient l’ordre du monde et explicitent de nouvelles interprétations aptes à justifier leurs projets. Nous publions la 3e et dernière partie de l’entretien de RIA-Novosti avec l’historien Valentin Faline. Elle illustre le point de vue russe qui conteste la sincerité de l’antifascisme des États-Unis : en 1939, Roosevelt négociait une alliance avec le IIIe Reich pour faire échec à l’URSS en Finlande ; et en 1945, les Anglo-Saxon, qui se préparaient à poursuivre la guerre en se tournant contre Moscou, reconstituaient des divisions allemandes pour attaquer l’URSS.
Viktor Litovkine : Les experts commentent au moins de deux façons tel ou tel événement historique. Les uns insistent sur l’impossibilité de les détacher du contexte de l’époque où ils ont eu lieu et, par conséquent, sur la nécessité de les analyser en tenant compte obligatoirement de cette époque. D’autres affirment qu’on ne peut comprendre profondément et correctement ce qui s’est passé il y a longtemps qu’en partant des positions actuelles. Qu’en pensez-vous ? Comment évaluez-vous les résultats de la Conférence de Crimée de 1945 ?
Valentin Faline. : À mon avis, tout événement international, surtout important, doit être analysé du point de vue de sa place dans l’Histoire. Les événements ne doivent pas être détachés de leur contexte, arrachés au milieu dans lequel ils ont germé. Il convient de ne pas oublier les conséquences réelles de ces événements et celles que l’on en attendait. En ce sens, la Conférence de Yalta [1] occupe une place peu ordinaire. Il y a eu beaucoup d’altérations à son sujet dès 1945 et, naturellement, pendant la Guerre froide. Ces altérations n’ont pas disparu. Elles existent jusqu’à ce jour et se multiplient.
Pour les exclure ou pour faire échec aux tentatives de ceux qui tentent de « récrire l’Histoire » en évaluant ce qui a eu lieu à Yalta, je tiens à me référer, pour l’essentiel, aux sources états-uniennes, aux participants immédiats à cet événement, notamment à Roosevelt et à son secrétaire d’État, Edward Stettinius.
Éminent industriel et figure très influente des milieux d’affaires et politiques des États-Unis, Edward Stettinius a occupé ce poste jusqu’à la mort de Franklin Delano Roosevelt (12 avril 1945) et jusqu’à l’accession de son successeur Harry Truman au poste de président des États-Unis. Il a laissé des mémoires très intéressantes et contenant de riches et précieuses informations sur ce qui s’est passé à Yalta, dont il était témoin et participant immédiat.
Edward Stettinius estimait que Yalta était le point culminant de la coopération entre les États-Unis, l’Union Soviétique et, partiellement, la Grande-Bretagne, lorsque, après Téhéran et l’ouverture du second front, une atmosphère de confiance s’est instaurée entre les trois grandes puissances, alors que les jours de l’Allemagne fasciste étaient comptés et que l’Union Soviétique s’était engagée à entrer en guerre contre le Japon militariste. Un problème se posait aux États-uniens et à leurs alliés : comment garantir la paix après la guerre ? Comment créer un monde où seraient impossibles des catastrophes du type de la Seconde Guerre mondiale ?
Je dois affirmer en me référant aux paroles d’Edward Stettinius que la plupart des décisions adoptées à Yalta avaient à leur base les projets états-uniens. Et pas les nôtres. Par exemple, le communiqué final, comme le souligne le secrétaire d’État, est un projet purement états-unien. L’URSS n’y a apporté aucun amendement, la Grande-Bretagne s’est bornée, pour l’essentiel, selon Stettinius, à des remarques stylistiques. Les affirmations de certains, selon lesquelles « Staline avait pris le dessus sur Roosevelt » ou qu’il « avait profité de la maladie de ce dernier », n’ont rien à voir avec la vérité.
Pourquoi Roosevelt était-il si désireux de voir se tenir la rencontre de Crimée, pourquoi s’est-il montré si compréhensif à l’égard des préoccupations de Staline concernant la manière d’édifier le monde d’après-guerre ?
Valentin Faline. : Roosevelt a maintes fois repris les idées qu’il avait exposées à Molotov en juin 1942 à la rencontre de Washington, selon lesquelles il voyait le monde d’après-guerre désarmé. À propos, l’expression de « monde des trois ou quatre policiers » a commencé à circuler depuis. Selon Roosevelt, seuls les États-Unis, l’Union Soviétique, la Grande-Bretagne et, peut-être, la Chine pouvaient posséder des forces armées et même ces forces devaient être limitées. Les autres pays, aussi bien les agresseurs - l’Allemagne, le Japon et l’Italie - que leurs satellites devaient être entièrement désarmés. D’autres encore, même ceux qui faisaient partie de la coalition antihitlérienne, la France, la Pologne, la Tchécoslovaquie, devaient aussi être désarmés, parce que, selon la thèse de Roosevelt, « Économie mondiale saine et course aux armements sont incompatibles ».
Les forces armées qui restaient dans trois ou quatre États ne pouvaient être utilisées, selon Roosevelt, qu’avec l’accord général, et jamais contre l’une de ces puissances. Comme l’a souligné le président états-unien, ces forces armées ne devaient être engagées que pour étouffer dans l’œuf une nouvelle guerre éventuelle ou une agression.
Roosevelt s’appuyait, naturellement, sur l’expérience de la Première et de la Seconde Guerres mondiales, lorsque la course aux armements engendrait l’agression, lorsqu’elle préludait à l’agression, lorsque, et les statistiques le prouvent, la course aux armements déclenche elle-même, dans sept ou huit cas sur dix, cette agression, cette guerre. Il est très rare que des hostilités aient débuté dans un contexte d’absence, ou presque, de course aux armements. L’histoire aussi nous en apporte des preuves...
Pardon, je ne comprends pas très bien. Il est évident que Roosevelt n’était pas naïf et ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’existence de contradictions fondamentales entre les États-Unis et l’Union Soviétique, entre l’idéologie communiste et, si vous voulez, l’idéologie, les principes et la pratique de la démocratie, du fait que l’union entre ces deux extrémités diamétralement opposées ne pouvait être que provisoire et jamais permanente. Pourquoi alors imaginait-il le monde futur désarmé ? N’était-ce pas une parfaite utopie ?
Valentin Faline. : Roosevelt n’était pas un homme politique naïf. C’était un militaire qui a été vice-ministre des forces navales des États-Unis au cours de la Première Guerre mondiale. Et nous ne devons pas oublier que les États-uniens étaient entrés dans ce conflit aux côtés de l’Entente. Là, Roosevelt avait acquis une expérience qui, je dirais, n’était pas dépourvue de ce levain d’hégémonie qui est resté propre au développement des États-Unis tout au long du XXe siècle.
D’autre part, Roosevelt comprenait fort bien qui était en réalité Staline. Il voyait parfaitement que sous des dehors de marxiste-léniniste dogmatique, c’était en vérité un pragmatique convaincu, jusqu’à la moëlle des os. Pour Staline, l’idéologie n’était qu’une couverture, un camouflage, si vous voulez. Et les États-Unis - des témoignages le confirment, émanant de Churchill, de Roosevelt et même d’Hitler - ne considéraient pas Staline comme un communiste. Le problème de l’idéologie en tant que tel avait une signification pour le public, mais lorsqu’il fallait prendre une décision historique, fondamentale, il était toujours relégué à l’arrière plan. Savez-vous comment Roosevelt a salué Staline à Téhéran ?
Non.
Valentin Faline. : « Nous saluons un nouveau membre de notre famille démocratique ! » Voilà quelles paroles il a adressées à Staline en ouvrant la conférence. En ce sens, Roosevelt voyait même Churchill d’un œil plus critique. Surtout à cause de la propension de ce dernier à brandir les armes, à les utiliser contre tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n’arrangeaient pas le Premier ministre britannique. Il a notamment adopté une attitude nettement négative envers la brutalité excessive des troupes britanniques qui avaient fait de nombreuses victimes parmi les résistants grecs qui ne voulaient pas se soumettre aux troupes d’occupation anglaises. Les résistants grecs avaient de fait libéré leur pays avant l’arrivée des Britanniques et voulaient mettre en place un régime démocratique et non pas voir monter sur le trône un roi imposé par Londres.
Sachant tout cela, nous devons utiliser les clichés idéologiques avec beaucoup de prudence.
Roosevelt s’intéressait aux idées socialistes au début des années 1930, avant de reconnaître l’Union Soviétique. À l’époque où il était gouverneur, il fréquentait des cercles qui organisaient des débats sur ce thème. Il fut l’unique président des États-Unis à avoir eu un comportement aussi « séditieux ». Mais le tournant à l’égard de Staline et de notre pays s’est opéré pour lui au milieu des années 1930 où des « procès exemplaires » ont commencé dans notre pays. Alors il a changé d’attitude envers le gouvernement soviétique.
Au lendemain du déclenchement de ce que l’on appelle la « guerre d’hiver de l’Union Soviétique et de la Finlande », il s’est même interrogé, en décembre 1939 et en janvier 1940, sur la nécessité de rompre les relations diplomatiques avec l’URSS, de revenir sur sa reconnaissance de l’Union Soviétique et a mené avec Kerenski des négociations sur la création d’un gouvernement russe en exil.
Si nous prenons en considération tous ces aspects, bien que je laisse de côté d’autres faits d’une importance exceptionnelle, notamment les tentatives de Roosevelt pour créer, au début de 1940, sous prétexte d’aider la Finlande, un front antisoviétique commun dont feraient partie l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et toutes les démocraties occidentales (ce projet a échoué parce que les Allemands ont décidé d’attaquer la France ; Washington en a été informé et le projet a été retiré), alors nous verrons qu’il ne faut pas faire de Roosevelt un portrait monochrome et le considérer comme un libéral, amoureux, où peu s’en faut, de l’Union Soviétique...
Non, c’était un homme politique sobre et perspicace, qui pensait que la puissance économique des États-Unis, même en l’absence de forces de frappe, suffisait pour leur assurer le rôle de leader dans le monde. Souvenons-nous que les États-Unis intervenaient pour 60 % à 70 % dans la totalité de la production industrielle de la planète.
Washington contrôlait les finances mondiales et le commerce mondial. Dès alors, il réalisait son plan, adopté en 1943, consistant à contrôler les principaux gisements de pétrole, tous les gisements de matières fissiles et d’autres. Si nous ne le comprenons pas, nous ne comprendrons rien à ce qui s’est passé après.
Edward Stettinius écrit : en 1942, les États-Unis étaient à deux doigts de la catastrophe. Si les Russes n’avaient pas tenu bon à Stalingrad, si la bataille de la Volga s’était achevée comme l’avait imaginé Hitler, il en aurait résulté la conquête de la Grande-Bretagne par le Reich, l’établissement de son contrôle total sur l’Afrique et le Proche-Orient avec toutes leurs ressources pétrolières et la conquête de l’Amérique latine avec des conséquences désastreuses pour les États-Unis. Voilà comment les États-uniens voyaient leurs perspectives pendant la Seconde Guerre mondiale. L’union avec Staline n’était absolument pas le fait du hasard pour Roosevelt.
En 1945, lorsque les États-uniens sont venus à Yalta, Roosevelt était encore sous le coup :
a) de la défaite que les Allemands avaient infligée à l’armée états-unienne au cours de la bataille des Ardennes ;
b) du fait que c’est Staline qui les a sauvés en lançant avant terme, sur leur demande, une offensive à l’Est, en contraignant ainsi les nazis à retirer de l’Ouest un tiers de leurs forces engagées dans cette opération.
Et enfin il a compris que les promesses de Churchill selon lesquelles les Anglo-saxons régleraient leurs comptes à l’Allemagne d’un jour à l’autre et laisseraient les Russes Gros-Jean comme devant, en les stoppant quelque part sur la Vistule, au pire sur l’Oder, ne valaient rien. Ce n’était pas là une politique pratique, mais de la pure fantaisie. Il valait donc mieux ne pas rompre les relations avec la Russie et continuer de coopérer avec elle pour que le monde d’après-guerre soit visible, prévisible, qu’il ne porte plus les menaces qui s’étaient abattues sur les États-Unis mais réponde, au moins en quelque chose, aux idées qu’il (Roosevelt) avait de la démocratie, de la justice humaine et sociale.
Mais revenons à la Conférence de Yalta. À qui appartient l’idée de la création de l’Organisation des Nations unies qui y a été approuvée ? Qui a proposé de diviser le monde d’après-guerre en zones d’influence le long de la ligne Curzon ? Ce que les Polonais et les Baltes ne cessent jusqu’à aujourd’hui de reprocher à Staline ?
Valentin Faline. : L’idée de l’ONU appartient à Roosevelt. Pour la première fois, elle a été formulée à Téhéran. À Yalta, elle a été mise en forme. Staline insistait pour que le siège de cette organisation se trouve à New York. Pourquoi ? Vous vous souvenez de la Société des Nations ? Les États-uniens ont d’abord soutenu cette initiative, mais finalement ils ne l’ont pas avalisée, et ils n’ont donc pas fait partie de la Société des Nations. Staline croyait que les États-Unis pouvaient jouer le même tour, disant par exemple que « hier, nous étions évidemment pour, mais qu’aujourd’hui » ... Et en proposant que l’Organisation ait son siège outre-Atlantique, il espérait que cela aiderait les États-uniens à ne pas se soustraire à la coopération internationale.
Or les réactions générales de la presse états-unienne au sujet de la Conférence de Yalta ont été très positives, et même élogieuses pour Roosevelt. Il y a eu, il est vrai, des propos assez critiques, encouragés de Londres par Churchill. Leurs auteurs exigeaient l’arrêt de la coopération avec l’Union soviétique, préconisaient la domination états-unienne dans le monde. On disait même que tel le Maure, « l’URSS a fait son affaire, l’URSS peut partir ».
Ayant présents à l’esprit ces opinions et ces propos qui parvenaient de Londres, le président Roosevelt, dans son dernier message au Congrès le 25 mars 1945, soulignait (je cite) : « Le sort des États-Unis et le sort du monde entier pour les générations à venir dépendent de la mise en œuvre consciencieuse des accords intervenus entre les alliés à Téhéran et à Yalta ». Et là, prévenait le président des États-Unis, « Les Américains ne peuvent avoir de solution médiane. Nous devons nous charger de la responsabilité de la coopération internationale, sinon nous assumerons la responsabilité d’un nouveau conflit mondial ».
Toujours en mars - et il y a des documents qui le confirment - au département d’État, déjà dirigé par Stettinius qui avait remplacé Hull, connu pour son antisoviétisme, des propos sur les « prétendus accords de Yalta » avaient cours. Certains fonctionnaires les qualifiaient même de « simples déclarations », cherchant de toute évidence à en minimiser la portée. Quant à Truman, qui est arrivé au pouvoir le 23 avril et qui n’était pas encore au courant que les États-uniens développaient la bombe atomique, il a déclaré : finie la coopération avec les Russes, le temps est venu de passer à un nouveau stade. Il s’est fixé comme objectif d’« effacer Yalta ».
Je peux vous rappeler ce que faisait, à ce moment là, Churchill. Les experts se souviendront des messages élogieux qu’il adressait à Staline pour le remercier de l’assistance que nous avons apportée en janvier aux alliés, assistance qui leur a épargné de nouveaux bouleversements, et pour exalter nos forces armées dont la gloire « ne ternira jamais ». Tout cela était dû à la plume de Churchill. Lisez son message de félicitations à l’occasion de la Journée de l’Armée rouge le 23 février 1945. À cette même époque, il donne l’ordre de récupérer les armes allemandes et de les stocker pour le cas où un conflit éclaterait avec l’Union soviétique. En mars 1945, il ordonne à ses chefs d’état-major de préparer une opération contre l’Union soviétique engageant les forces de la Grande-Bretagne, des États-Unis, du Canada, du Corps expéditionnaire polonais et des... Allemands.
Les Britanniques disposaient de dix divisions allemandes qui s’étaient rendues de leur plein gré aux alliés occidentaux à l’étape finale de la guerre. Désarmées formellement mais non dissoutes, ces divisions s’entraînaient tous les jours dans le Schleswig-Holstein. En prévision, il ne faut pas l’exclure, de nouveaux « exploits » à l’Est. Le début de la nouvelle guerre était fixé au 1er juillet 1945.
Mais nous commettrions une erreur en pensant que seuls les Britanniques ont agi de la sorte et que les États-uniens étaient fidèles à leurs engagements d’allié. Le général Patton, commandant des forces blindées des États-Unis, n’acceptait pas de s’arrêter sur les lignes de démarcation concertées entre Washington, Moscou et Londres, et voulait foncer jusqu’à Stalingrad. Non pas pour en finir avec les communistes ou l’Union soviétique, mais pour en finir avec les « descendants de Genghis-Khan » !
Churchill estimait que « plus loin à l’est nous arrêterons les barbares russes, mieux cela vaudra ». Il avait à esprit le plan Ranken, un plan secret qui devait « évincer » le plan Overlord, celui de l’ouverture du Second front. Or, en vertu du plan Ranken, les Anglosaxons devaient, avec le soutien des Allemands, prendre le contrôle non seulement de Berlin, de Hambourg, mais aussi de Varsovie, de Prague, de Budapest, de Vienne, de Bucarest, de Sofia et de Belgrade.
Ce sont là des documents et on ne peut rien y changer. Et si nos partenaires ne sont pas parvenus à leurs fins, ce n’est faute de l’avoir voulu, mais c’est parce que l’Union soviétique et, en premier lieu, nos forces armées les en ont empêchés.
Les paroles mensongères et outrancières au sujet des accords de Yalta sont un outrage à la mémoire de l’artisan principal de ces accords, Franklin Roosevelt. Son message au Congrès - nous l’avons déjà cité - était un testament politique, dans lequel il faisait savoir ce dont le monde entier et les États-Unis avaient besoin, ce qu’il fallait accomplir pour que les idéaux de justice triomphent, pour prévenir de nouvelles guerres et de nouveaux désastres de ce genre. La fidélité aux accords de Crimée devait constituer une chance pour le monde. Malheureusement, nous n’avons pas su en profiter.
Mais vous n’avez toujours pas répondu à la question de savoir à qui appartenait l’idée de diviser à Yalta le monde en zones d’influence en suivant la ligne Curzon.
Valentin Faline. : Il n’y a pas eu de zones d’influence. L’idée de la ligne Curzon remonte à 1919, à une conférence à laquelle participaient la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis. « À eux trois », ces pays ont tiré cette ligne en partant du principe ethnique, partageant les territoires à population essentiellement ukrainienne, biélorusse ou polonaise. Cette ligne délimitait non pas les sphères d’influence, mais les sphères d’intérêts entre Staline et Hitler, en septembre 1939.
Dans leurs négociations avec l’URSS, les Britanniques affirmaient que la ligne Curzon passait à l’est de Lvov. Mais nos représentants ont mis sur la table des négociations la carte qui montrait où elle passait en réalité. La question n’a plus été évoquée. Au moment où nous cherchions à établir avec les Polonais des rapports de bon voisinage, aussi bien pendant la guerre qu’après la guerre, nous avons modifié cette fameuse ligne. Nous leur avons restitué des localités, des villes, notamment Bialystok (Biélostok), pour pouvoir leur dire : nous sommes d’accord pour que quelque chose soit comme vous le souhaitez, mais, d’une manière générale, nous nous en tiendrons à cette ligne.
Et Staline, lorsqu’il négociait avec Roosevelt au sujet de cette ligne, ne parlait pas de mettre en place en Pologne un gouvernement satellite. Nous sommes intéressés, disait-il, à ce que la Pologne soit gouvernée par un gouvernement ayant des dispositions amicales à l’égard de son voisin, et nous ne voulons pas que la Pologne devienne une nouvelle fois une tête de pont ou un couloir qui serviront à porter des coups contre la Russie, comme ce fut le cas sous Napoléon et durant la Première et la Seconde Guerres mondiales.
Mais à Yalta, il était aussi question des pays Baltes, dont l’entrée au sein de l’URSS n’a jamais été reconnu par les États-Unis.
Valentin Faline. : Le problème des pays Baltes est une question à part. La Lituanie, la Lettonie et l’Estonie ont été arrachées à la Russie à l’époque où elle n’était pas encore soviétique. Ces pays ont été occupés par les Allemands. Les gouvernements fantoches mis à la tête de ces États ont demandé, comme il fallait s’y attendre, à être placés sous protectorat allemand. Tout cela a eu lieu en septembre 1917. Et lorsqu’a éclaté la Révolution d’octobre, des gouvernements très proches des Soviétiques, ou tout simplement soviétiques, sont apparus dans ces pays - c’est pourtant un fait historique ! - qui ont vite écrasé les troupes allemandes stationnées dans les pays Baltes.
Notez que, d’après le Traité de Versailles, les troupes allemandes devaient être retirées des territoires qui ne faisaient pas partie de l’Allemagne des Kaisers. Or les alliés ont en fait obligé les Allemands à laisser leurs troupes en Finlande, en Lituanie, en Lettonie et en Estonie, comme garantie, disaient-ils, que le pouvoir dans ces pays ne se retrouvera pas entre les mains de la « racaille ». Et que ce pouvoir sera détenu parceux qui arrangent les Alliés.
En 1921, Pilsudski a lancé une offensive, préparée par les Français, avec la participation des Britanniques, contre Kiev. On s’attendait à ce qu’il poursuive sa marche jusqu’à Moscou. À cette époque, les démocrates occidentaux voulaient imposer aux Allemands la solution suivante : les Allemands octroient les forces qui, depuis les pays baltes, lancent une offensive contre Pétrograd. Officiellement, le commandement de cette opération était confié au général Avalov mais, en fait, il devait être assumé par des généraux allemands.
Mais les Allemands ont vite compris dans quelle aventure on voulait les entraîner et ils ont dit non. C’est pour cette raison que l’opération de Pilsudski, privée du soutien du Nord, a échoué. C’est dans ce contexte qu’a été conclu le Traité de paix de Riga de 1921, qui devait empêcher les pays Baltes de se lancer, à l’avenir, dans toutes sortes d’aventures. Nous avons reconnu leur statut indépendant. Notez que les États-uniens ont reconnu l’indépendance de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie deux ans plus tard. Avant, ils soutenaient Koltchak et les autres représentants en vue de la Garde blanche qui exigeaient la création d’une Russie « unie et indivisible ». Jusqu’à une certaine époque, la souveraineté des pays Baltes ne les intéressait nullement.
Mais on ne comprend pas pourquoi les États-Unis ont accepté que la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie soient rattachées à l’URSS après la guerre ?
Valentin Faline. : Ils ne l’ont jamais accepté. Cette question n’a pas été soulevée à la conférence de Yalta. Dans un entretien, peut-être à Téhéran, Roosevelt a proposé à Staline d’organiser un référendum, après la guerre, dans les pays Baltes. Si ces pays voulaient rester au sein de l’URSS, les États-Unis promettaient de reconnaître leur nouveau statut. Autant que je sache, Staline a répondu : il y a eu déjà un référendum, je ne vois pas ce qu’on pourrait inventer de nouveau.
Depuis 1942, Roosevelt cherchait à obtenir un entretien particulier avec Staline. Et là, je pense que nos dirigeants ont commis une grave erreur de calcul. À en croire le conseiller du président états-unien, Harry Hopkins, Staline aurait été étonné de voir à quel point Roosevelt était prêt à accéder aux intérêts légitimes de l’Union soviétique.
Or alléguant différents prétextes, Staline évitait cette rencontre, il était préférable de se rencontrer à trois, il proposait une rencontre entre leurs représentants. En 1943, il y avait à cela peut-être une explication : Staline a eu une mini-attaque cérébrale, et il a été dans l’incapacité de travailler pendant quelques mois, mais personne n’était au courant. Les fausses informations que Churchill faisait parvenir par divers canaux à Staline ont joué, elles aussi, un rôle non négligeable. Churchill proposait soi-disant aux États-uniens de reconnaître les frontières de l’URSS de 1941, qui englobaient déjà la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, mais les États-uniens s’y opposaient systématiquement.
Les États-uniens refusaient non pas parce qu’ils aimaient tellement les Baltes, mais parce que dans l’électorat de Roosevelt la proportion d’immigrés lituaniens, lettons et estoniens n’était pas des moindres. Et il avait besoin de leurs voix aux élections. Considérations qui le tenaient, pour ainsi dire, par la bride.
Quel est le bilan principal de la Conférence de Yalta ? N’est-il pas dans le fait que nous avons vécu sans guerres mondiales pendant soixante ans ? Et quels sont, à votre avis, les leçons de Yalta pour les politiques d’aujourd’hui ?
Valentin Faline. : Avant de répondre à ces questions, je voudrais citer encore un détail, à mon avis substantiel, des négociations de Crimée et dont il n’est resté pratiquement aucune trace écrite. Roosevelt a promis à Staline un crédit de 4,5 milliards de dollars pour le rétablissement d’après-guerre du pays. Pourquoi ? Le président, en dépit de tout ce qu’on lui disait de Staline - à savoir que c’était un dogmatique communiste, un socialiste jusqu’à la moelle - savait qu’il proposait aux États-uniens un grand nombre de concessions, des conditions exceptionnelles pour les investissements, qu’il méditait l’idée d’une économie de marché en URSS. Et si cela ne s’est pas fait, c’est parce que Truman a succédé à Roosevelt. Homme qui, en regagnant les États-Unis après la conférence de Potsdam, a donné à Eisenhower l’ordre de préparer le plan Totality, plan de guerre nucléaire contre l’Union soviétique.
La première version de ce plan était déjà prête en décembre 1945. Puis ce fut le tour de plusieurs autres plans, dont Drop Shop et d’autres encore, qui prévoyaient de démembrer l’Union soviétique en douze États dont chacun aurait été dans l’incapacité de réaliser, à lui seul, ses objectifs économiques et de défense.
Mais s’il faut évoquer la portée globale de la Conférence de Crimée, je pense que Yalta a été l’une des meilleures chances qui se soit jamais présentée à l’humanité depuis le début de son histoire écrite, depuis la naissance du Christ du moins, celle d’exclure totalement la guerre, comme cela a été inscrit dans la Charte de l’Organisation des Nations Unies, de la vie de l’humanité. Chance qui n’a pas été saisie. Et c’est Washington qui en assume la responsabilité principale.
Burns, le premier secrétaire d’État de Truman, a mené, en décembre 1945, des négociations avec Staline, dans le cadre de la conférence des ministres des Affaires étrangères de Moscou. Dans son intervention radiodiffusée du 30 décembre, il a dit : après les négociations que j’ai menées avec Staline, j’ai compris que la paix équitable, telle que la conçoivent les Américains, est possible. Le 5 janvier, Truman lui a adressé une lettre disant : « Ce que vous avez dit est du délire. Nous n’avons besoin d’aucun compromis avec l’Union soviétique. Ce dont nous avons besoin, c’est de la Pax Americana qui sera conforme à 80 % à nos idéaux ».
Le 5 janvier 1946 peut être considéré comme le début formel de la Guerre froide. Et vous savez bien à quoi elle a abouti.
Voici l’enseignement principal de la Conférence de Yalta : si nous avions eu une approche raisonnable, et si nous avions alors manifesté le désir d’édifier une paix satisfaisant les intérêts de tous les membres de la communauté internationale, il eût été possible de trouver des solutions qui arrangent tout le monde bien plus tôt. Et il est infiniment plus difficile de le faire aujourd’hui. Le monde est sursaturé d’armes. Et bien des choses dépendent de circonstances imprévisibles, d’origine terrestre ou non.
...Des B-52 états-uniens transportaient quatre bombes H de 25 mégatonnes chacune. Soit 100 mégatonnes au total par avion. Ces appareils ont subi trois pannes. L’un d’eux s’est même écrasé près de Chicago. Sur les douze fusibles de sûreté d’une bombe, onze n’ont pas fonctionné. Que serait-il arrivé au monde si le dernier dispositif, le douzième élément, avait lui aussi été défaillant ?
Nous pouvons calculer aujourd’hui combien de fois le monde s’est retrouvé au bord d’une catastrophe globale. Seule une raison supérieure a préservé l’humanité et la vie biologique sur Terre de l’autodestruction. Tous les États du globe doivent donc faire en sorte que chacun de leurs pas, grand ou petit, tende à rendre le monde moins dangereux, sous tous les rapports. Et, naturellement, à le rendre plus équitable et plus uni.
Une autre histoire de la Seconde Guerre mondiale
Entretien en 3 partie avec l’historien russe Valentin Faline
L’histoire, sa réalité et ses mythes, sont des enjeux politiques permanents. Valentin Faline expose une lecture de la Seconde Guerre mondiale du point de vue russe, souvent méconnue du public occidental :
– 1ère partie :
La Seconde Guerre mondiale aurait pu prendre fin en 1943
– 2ème partie :
Si l’Armée rouge n’avait pas pris Berlin...
– 3ème partie :
La Conférence de Yalta offrait une chance qui n’a pas été saisie
[1] La France n’était pas représentée à la Conférence de Yalta. Ces accords furent vivement dénoncés par Charles De Gaulle. NdlR.
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