Nous avons l’honneur de vous écrire au nom des pays suivants : Arabie saoudite, Australie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Canada, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, États-Unis d’Amérique, Finlande, France, Géorgie, Hongrie, Irlande, Islande, Italie, Japon, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Malte, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Qatar, Roumanie, Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Tchéquie, Ukraine et au nom de nos pays respectifs, Allemagne et Turquie.
Nous sommes profondément préoccupés par les conséquences graves que pourrait avoir la loi no 10 promulguée le 2 avril 2018 par le régime syrien. Elle a manifestement pour objet la reconstruction des zones ravagées ou occupées de manière illégale dans les agglomérations mais si elle est appliquée, des millions de déplacés syriens se verraient menacés d’expropriation et privés de leur foyer et de leur terre. En conséquence, cette loi entraverait considérablement le retour des déplacés.
D’après la loi no 10, une fois qu’une zone est vouée à faire partie de la rénovation urbaine, les citoyens doivent prouver dans un délai de 30 jours qu’ils en sont propriétaires ou disposent d’un droit d’occupation pour faire valoir leur droit à indemnisation. Selon des informations non confirmées, ce délai a été porté à un an. Faute de procédure engagée pour revendiquer leur titre de propriété, les propriétaires seront expropriés par le régime de Damas sans compensation.
Outre l’impossibilité pour les déplacés de se rendre sur le territoire syrien, l’absence ou la perte des titres de propriété foncière empêchera de toute évidence de nombreux Syriens de revendiquer leur droit à la propriété et, partant, aboutira à leur expropriation sans droit à compensation, ce qui, à son tour, aura des répercussions majeures sur le retour futur de millions de déplacés et de réfugiés syriens.
La loi no 10 doit être lue en parallèle avec les 40 lois relatives au logement, à la terre et à la propriété adoptées depuis l’éclatement du conflit syrien, dans le cadre d’une politique plus large visant à modifier le paysage économique, politique et confessionnel de la Syrie et à défaire le tissu social des populations locales.
Depuis le début du conflit, le régime de Damas a systématiquement détruit les registres fonciers et cadastraux dans les bastions de l’opposition et dans les zones dont il a repris le contrôle. Ces pratiques sont largement étayées par les organisations internationales de défense des droits de l’homme. En juillet 2013, le régime a bombardé à Homs le bâtiment où étaient conservés le registre foncier et le cadastre ; des faits analogues ont été observés à Zabadani, Daraya et Qousseïr. À la suite de la destruction des archives, le régime s’est d’abord employé à déplacer de force la population civile locale et a ensuite installé dans ces bâtiments des groupes proches de Damas, dont plusieurs milices originaires de pays tiers.
Des revendications liées aux droits au logement, à la terre et à la propriété existaient déjà en Syrie avant le conflit et font certainement partie des facteurs qui ont alimenté les troubles sociaux et les manifestations en 2011. La récente législation sur le logement, la terre et la propriété foncière, en particulier la loi no 10, a encore aggravé le ressentiment. Au cours des délibérations visant à délimiter les zones qui pourraient potentiellement être régies par la loi no 10, le régime examine les secteurs dont il a repris le contrôle après avoir provoqué une escalade militaire à l’issue d’évacuations forcées massives et de raids aériens. Cela nourrit par conséquent des préoccupations fondées selon lesquelles les civils originaires des zones anciennement aux mains de l’opposition seront victimes de dépossession, et subiront donc une peine collective.
Faute de conditions de sécurité, de stabilité et d’un climat politique sans exclusive qui permette aux Syriens déplacés de faire valoir leur droit de propriété ou d’occupation et de retourner dans leur foyer, l’application de cette loi aboutira à la confiscation arbitraire des biens et privera des millions d’habitants de leur droit à la propriété, consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme. D’après les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, « la propriété et les possessions laissées par les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays au moment de leur départ devraient être protégées contre la destruction, ainsi que l’appropriation, l’occupation ou l’utilisation arbitraires et illégales » (principe 21).
En outre, la loi no 10 a été conçue à dessein pour avoir de facto des incidences négatives tout particulièrement sur les Syriens qui ont quitté ou ont été contraints de quitter le pays ou leur région d’origine en raison de leurs convictions politiques ou des menaces pour leur sécurité. Elle peut donc être incompatible avec l’interdiction de la discrimination d’opinion politique énoncée dans l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel la Syrie est partie.
La loi no 10 porte atteinte de manière flagrante à l’action menée par l’ONU pour parvenir à une solution politique, compromet toute réconciliation future et va ostensiblement à l’encontre de la résolution 2254 (2015) dans laquelle le Conseil de sécurité a souligné qu’il importait au plus haut point de créer des conditions permettant aux réfugiés et aux déplacés de retourner de leur plein gré et en toute sécurité dans leur région d’origine et aux régions touchées de se relever, conformément au droit international, notamment aux dispositions de la Convention et du Protocole relatifs au statut des réfugiés, et en tenant compte des intérêts des pays qui accueillent des réfugiés, exhorte les États Membres à prêter leur concours à cette fin.
La loi a déjà suscité beaucoup d’incertitude et d’anxiété parmi de nombreux Syriens à l’intérieur et à l’extérieur du pays, notamment dans les États Membres qui accueillent un grand nombre de réfugiés syriens. Nous vous exhortons, en étroite consultation avec les États Membres, à rejeter l’application de la loi sous sa forme originale, à demander instamment une modification de fond, à préserver les droits des millions de Syriens concernés et à définir des mesures qui permettent à tous les Syriens d’éviter les retombées susmentionnées.
L’Organisation et tous les organismes des Nations Unies devraient suivre une démarche cohérente et unifiée dans leurs relations avec le régime de Damas afin de veiller à ce que ce dernier respecte ses obligations internationales en matière de droits de l’homme relatives aux droits au logement, à la terre et à la propriété. L’adoption de toute loi qui va à l’encontre de ces droits doit être contestée.
Il importe avant tout de préserver les droits de tous les Syriens, notamment ceux déplacés en raison du conflit, dans le cadre du processus politique mené sous l’égide de l’ONU, conformément à la résolution 2254 (2015) du Conseil de sécurité. Nous vous demandons de faire tout ce qui est en votre pouvoir, y compris au sein du système des Nations Unies, pour protéger et défendre les droits et l’avenir de millions de Syriens.
Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir communiquer le texte de la présente lettre aux membres du Conseil de sécurité et de le faire distribuer comme document du Conseil.
Référence : Onu S/2018/700
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