Les relations entre les États-Unis et les peuples du Moyen-Orient arabe sont actuellement si mauvaises qu’il y a lieu pour les Européens de s’interroger sur l’opportunité d’une convergence euro-américaine autour des grands problèmes qui se posent dans la région. Une association trop étroite entre l’Europe et les États-Unis risque de confirmer aux yeux de l’opinion arabe ce que martèlent les groupes jihadistes : le pays de la « mécréance » constitue un tout, les Juifs et les croisés étant décidés à poursuivre l’humiliation des vrais croyants. Cette différenciation doit cependant se fonder sur l’action et sur un partage du travail, pas sur l’antiaméricanisme
Chronologiquement, la première question à laquelle les Européens seront confrontés sera l’Irak. Après les élections dans ce pays, il est tout à fait possible que le nouvelle administration décide de se désengager ou bien qu’elle tente d’obtenir une victoire décisive sur le terrain par une augmentation du nombre des forces déployées, avec un calendrier s’achevant au plus tard dans les mois qui précéderont les élections législatives américaines de milieu de mandat de novembre 2006. Dans les deux cas, le concours des alliés des États-Unis sera demandé.
Les Européens souhaitent que sur la question israélo-palestinienne, les États-Unis reviennent à la position de Bill Clinton pendant son second mandat et le second mandat Bush pourrait réserver des surprises. Sur le plan politique, il est plus proche d’Ariel Sharon, mais il est favorable à la solution des deux États, comme la majorité de la population israélienne et même du Likoud. Il existe donc un socle sur lequel Washington peut compter. Les Européens manifestent une grande unité vis-à-vis du problème israélo-palestinien par leur soutien unanime à la « feuille de route ». Malheureusement, l’opinion israélienne et les gouvernements successifs d’Israël perçoivent l’Europe comme étant animée par un biais « indécrottablement » antisioniste, pro-arabe et pro-palestinien, voire antisémite. Cette défiance vis-à-vis de l’Europe en Israël se fonde sur l’Histoire, un regain de l’antisémitisme sur notre continent, mais aussi sur l’opposition entre un projet européen qui tend à dépasser les nationalismes alors qu’Israël est l’expression d’un nationalisme militant (le sionisme). Cette différence de nature dans les projets contribue à expliquer la compréhension et parfois la complaisance dont ont bénéficié au cours des trois dernières décennies les mouvements palestiniens, même dans leurs manifestations les plus violentes, puisque le peuple palestinien est perçu comme une victime soumise à la violence de l’occupation israélienne, considérée comme étant d’un autre âge. Dans ces conditions, les prises de position européennes tendent à être écartées par principe en Israël, ce qui est gênant lorsqu’il s’agit de peser sur un règlement de paix.
La France jouit d’une certaine côte de popularité dans les pays arabes, mais cette popularité ne vaut pas influence politique et stratégique. En dernière analyse, parmi les acteurs extérieurs, seuls les États-Unis sont pris au sérieux. Ils peuvent être honnis et rejetés dans le monde arabe : mais ce rejet est précisément à la hauteur de l’influence qui leur est prêtée s’agissant de l’attitude d’Israël. Le monde arabe sur-estime vraisemblablement les capacités de Washington dans ce domaine, mais il est indéniable que les États-Unis ont une capacité d’influence, ce qui n’est pas le cas de l’Europe. L’unanimité des Européens sur la feuille de route ne se traduit par aucune influence et pour obtenir cette influence, l’Union européenne doit s’investir dans la construction d’une politique commune sur la modernisation du Moyen-Orient. Après tout, c’est là où se joue en définitive le devenir, ou de préférence, le non-devenir, de la « massification » du jihadisme d’Al Qaïda, du « choc des civilisations ».
Le projet de « Grand Moyen-Orient » des États-Unis est mort-né, mais au moins ont-ils eu le mérite d’essayer et de tenter d’intégrer la société civile de la région dans le processus. L’Union européenne pourrait s’appuyer sur le processus de Barcelone, travailler avec les dirigeants et les représentants non-étatiques et commencer par faire un audit de l’état actuel de l’aide au développement vers les pays participant à ce processus.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« L’Europe, l’Amérique et la modernisation du Moyen-Orient », par François Heisbourg, Le Figaro, 17 janvier 2005. Ce texte est adapté d’extrait du prochaine livre de l’auteur La Fin de l’Occident ? L’Amérique, l’Europe et le Moyen-Orient, qui paraît jeudi 20 janvier 2005.